— Adieu, fit-elle.
Le père Coutureau se sentit tout ému.
Ainsi donc, c’était vrai, sa fille le quittait. Il allait rester tout seul, dans ce logement, pas bien grand sans doute, mais qui lui paraîtrait immense lorsqu’il ne serait plus peuplé par la silhouette aimée et gracieuse de la gamine qui, sans cesse, papillonnait autour de lui. Il serra les poings, grommela :
— Ah le salaud, le salaud ! Dire que c’est pour cette espèce de voyou que ma fille me plaque !
Et il étendit le bras, fit un geste de menace.
— Sûr, que je ferai un malheur, déclara-t-il, que je le tuerai un jour, ce débaucheur de filles ! D’abord, il n’a pas que toi comme maîtresse. Écoute donc un peu, Rose, tu sais bien, cette femme qu’on appelle Adèle, eh bien, tout le monde sait que Beaumôme te trompe avec elle.
— C’est pas vrai, fit-elle, c’est au contraire avec moi que Beaumôme trompe Adèle.
Coutureau haussa les épaules.
— Naturellement, fit Rose avec un air de mépris, vous autres hommes, vous ne comprenez pas ça, mais c’est tout différent. Et puis, zut ! Je ne veux pas qu’on me parle de ces choses-là. Adieu !
— Viendras-tu au théâtre ce soir ? cria le père Coutureau, qui avait couru jusqu’à l’entrée et se penchait sur la rampe pour interroger une dernière fois sa fille déjà au bas de l’escalier.
— Je viendrai s’il le veut, et si cela lui déplaît, je ne viendrai pas ! cria-t-elle.
— Oh crapule, crapule ! grogna le père Coutureau qui rentrait dans son logement, tout bouleversé.
Puis, il bâilla encore, et le sommeil s’appesantit sur lui, plus impérieux, plus violent que ne l’étaient encore l’émotion et la colère déterminées par le départ de sa fille. Le vieil habilleur alla s’installer sur son lit, avec l’intention d’y dormir pendant quelques heures, car il était réellement exténué.
***
Dans l’escalier sombre qui conduisait au sixième étage, où se trouvait le logement du père Coutureau, deux hommes montaient. Ils croisèrent Rose qui s’en allait. Et tout d’abord, ils ne firent pas attention à elle, qui passait à côté d’eux comme une ombre dans l’obscurité d’un palier. Les deux hommes, lentement, continuèrent leur ascension. Soudain l’un d’eux s’arrêta et dit à son compagnon :
— Avez-vous remarqué, Pérouzin ?
— Quoi donc, Nalorgne ? De quoi s’agit-il ?
C’étaient les deux inspecteurs de la Sûreté qui, après de longues hésitations et des tergiversations sans nombre, s’étaient introduits dans l’immeuble occupé par les Coutureau, père et fille, et avaient commencé la montée des étages pour atteindre le sixième. Nalorgne répéta la question :
— Je vous demande si vous avez remarqué cette femme, qui vient de nous croiser ?
— Moi, vous savez, toutes les femmes, je les regarde, c’est dans mon tempérament. Jamais il n’a été défendu à un ancien notaire de s’intéresser au beau sexe. Ce n’est pas la même chose pour vous qui avez été prêtre.
— Il ne s’agit pas de ça. Cette femme qui vient de s’en aller, de descendre, vous n’avez pas remarqué son visage, ses traits ?
— Ma foi non, fit Pérouzin. Il faisait tout noir.
— Eh bien, malgré l’obscurité, poursuivit Nalorgne, moi, je crois bien l’avoir reconnue. Ça doit être la petite Rose.
— Ah vous croyez ? C’est possible après tout. La chose en somme n’aurait rien d’étonnant, puisqu’elle habite dans cette maison. D’ailleurs, Nalorgne, je m’en vais vous tirer d’embarras et dans un instant, je vous renseignerai… Parbleu, encore un étage à monter, et nous serons chez elle. On verra bien si elle s’y trouve. Dans le cas où elle serait absente, nous pourrons en conclure que nous venons de la rencontrer s’en allant.
Les deux hommes montèrent, cependant que Nalorgne, maugréant, ajouta :
— C’est une vérité de La Palisse que vous dites là, et somme toute, si nous voulions savoir, le plus simple serait peut-être de redescendre sur les traces de cette femme.
— Bah, fit Pérouzin, il faudrait ensuite remonter, et l’escalier est terriblement dur. D’ailleurs, peu nous importe. Il ne s’agit pas d’une arrestation, puisqu’au contraire, nous venons lui apporter une bonne nouvelle et lui dire que son affaire de vol est désormais complètement terminée. Je pense que le père Coutureau va être satisfait et qu’il nous paiera quelque chose à boire.
Nalorgne sourit à cette idée, il ajouta :
— En même temps, on pourra bien le taper de deux places de théâtre.
Cependant, le père Coutureau, à peine endormi, fut obligé de se réveiller. On frappait à sa porte avec insistance. De son lit, sans bouger, il cria :
— Qui va là ? Que veut-on ? Il n’y a personne ?
Mais on insistait. Jurant, pestant contre les gêneurs, Coutureau, qui chancelait de sommeil, butant dans tous les meubles, alla ouvrir.
Nalorgne et Pérouzin, avec des airs solennels, pénétrèrent dans la première pièce.
Coutureau les vit, les reconnut :
— Ah, nom de Dieu, fit-il, la police !
Et son saisissement était si grand, son angoisse si visible, qu’il se laissa choir sur une chaise, tremblant de tout son corps.
— Nous ne venons pas pour l’affaire du vol.
— Ah ! fit le vieil habilleur, en étouffant un bâillement, puis il ajouta machinalement :
— Ma fille n’est pas là, c’est-y que vous l’auriez voulu voir pour l’autre affaire ?
— C’est pour l’autre affaire, en effet, que nous venions. Et peut-être, pourrez-vous nous renseigner ? Où se trouve votre fille ?
— Je ne sais pas, fit Coutureau. Elle est descendue faire une course, elle rentrera peut-être bientôt, peut-être plus tard, vous savez, avec les femmes on ne sait jamais. Faut vous dire, poursuivit-il en coupant sa déclaration de bâillements profonds, que ma petite est toute retournée depuis l’histoire du vol et l’assassinat de lady Beltham.
Nalorgne et Pérouzin se lancèrent un nouveau regard. Oh, évidemment, la conversation devenait intéressante pour eux, et désormais, ils imaginaient qu’ils allaient apprendre toutes sortes de choses sur lesquelles ils ne comptaient pas, s’ils parvenaient à faire bavarder adroitement le père Coutureau. L’affaire de lady Beltham commençait à être connue, les journaux en avaient parlé, mais on n’avait aucune précision sur le crime et il semblait fort étonnant à Nalorgne et à Pérouzin que l’assassinat de lady Beltham ait pu « retourner », comme le disait le père Coutureau, sa fille Rose.
— Vous savez donc quelque chose ? interrogea Pérouzin.
Et il fut très surpris lorsque le père Coutureau, d’un air mystérieux et grave, lui eut déclaré :
— C’est Fantômas qui a fait le coup et si j’avais pu m’en douter, j’aurais prévenu la police auparavant, car j’avais des indices.
— Des indices ? reprit Nalorgne. Lesquels, grands Dieux ?
— C’est-à-dire, poursuivit Coutureau, qui bâillait de plus en plus, que personnellement je n’en avais pas, mais ma fille était au courant de bien des choses, et ça se comprend, toute cette histoire-là, c’est encore des manigances à Fantômas.
Visiblement, le vieil habilleur faisait toutes sortes d’efforts pour parler clairement et s’exprimer avec netteté, mais cela lui était difficile, les vapeurs de l’ivresse et la fatigue qu’il éprouvait ne lui permettaient guère d’être précis. Nalorgne et Pérouzin, d’ailleurs, l’écoutaient sans grande attention. Ils étaient bien trop troublés pour cela. L’un et l’autre, toutefois, éprouvaient une grande satisfaction, se sentant très fiers de voir leur importance s’accroître soudain. Évidemment, le hasard venait de les mettre sur une piste fort intéressante. Mais il fallait jouer serré et ne pas agir en imbéciles, comme à l’ordinaire.
Et Nalorgne traduisait la pensée de Pérouzin, lorsque affectant un air cordial et sympathique, il dit au père Coutureau :
— Dites donc, vieux copain, c’est pas tout ça, on était venu dire à votre fille qu’elle en avait fini avec ces histoires de vol. Eh bien, m’est avis qu’il faut arroser cette bonne nouvelle !