Maintenant il demeurait accablé, prostré. Il croyait pressentir qu’après ce nouveau crime, plus horrible encore que tous les crimes qu’il avait osés jusqu’alors, Fantômas, que rien n’arrêterait plus, serait capable de forfaits toujours pires.
20 – L’ALCOOL ASSASSIN
— As-tu monté le cervelas ?
— Probable. Puis aussi quatre litres à douze, tiens, v’là la monnaie.
Sur la table de la petite pièce qui servait de salle à manger, Rose Coutureau venait de jeter quelques gros sous d’un air nonchalant et maussade. Son père, qui sommeillait, à demi étendu sur la table, la tête posée sur le bras, se redressa, regarda sa fille, non sans manifester un certain étonnement.
Après avoir bâillé deux ou trois fois, car il semblait avoir très sommeil, le père Coutureau interrogea :
— Quatre litres ? Pourquoi c’est-il que tu as apporté autant de vin aujourd’hui ?
Rose Coutureau était passée dans la cuisine où elle préparait le déjeuner, déjà fort en retard, car il était au moins une heure et quart de l’après-midi.
Elle revint, haussant les épaules, et expliqua :
— Eh bien, un pour le manger de midi, pas vrai, et un autre pour le soir.
Le père Coutureau, qui savait compter, approuva, mais il ajouta :
— Eh bien, ça ne fait jamais que deux, ça…
D’une voix grondeuse et presque inintelligible, Rose Coutureau, qui vraisemblablement, était de fort mauvaise humeur, répondit :
— Eh bien, j’en ai monté deux autres pour demain, voilà tout !
Et elle retourna dans la cuisine, cependant que le père Coutureau la suivait d’un regard qui avait une expression de méfiance :
— Qu’est-ce qu’elle combine encore ? se demanda-t-il, et pourquoi qu’elle apporte des provisions pour deux jours ?
Il hésita un instant, se demanda s’il n’allait pas essayer de tirer au clair cette situation évidemment anormale et compliquée, qui devait provenir d’une cause qu’il ignorait. Mais il n’osa pas.
Aussi bien, sa fille était fort occupée en ce moment à se débattre avec le fourneau à gaz qui ne marchait pas. Et le père Coutureau qui, décidément, avait sommeil, se coucha à nouveau à demi sur la table et essaya de s’endormir, la tête appuyée sur le coude.
Il s’était attardé la veille, longtemps, après la représentation du théâtre. Tout d’abord, on s’était éternisé dans les couloirs des loges, à discuter les divers incidents qui avaient été suscités, l’avant-veille, par la venue du journaliste Fandor.
Puis, au lieu de s’en aller, quelques artistes, parmi lesquels se trouvait le père Coutureau, s’étaient mis à travailler à préparer des décors, à bâtir des praticables, pour la nouvelle pièce qui allait passer dans quelques jours.
On en avait eu jusqu’à quatre heures du matin, et dame, alors, au lieu d’aller se coucher, on avait préféré attendre une heure de plus, et ne sortir du théâtre qu’au moment où s’ouvriraient les marchands de vins. Dès lors, de cinq heures à dix heures, on avait été boire et se restaurer dans divers bistrots. Enfin le père Coutureau était rentré, légèrement ivre et passablement fatigué.
Il avait eu à s’occuper de son intérieur, car Rose Coutureau n’aimait guère faire le ménage, et de la sorte le vieil habilleur n’avait pu commencer à goûter du repos que vers midi moins le quart, au moment où sa fille était partie aux provisions.
Elle était revenue une heure après, au moment où son père allait s’assoupir pour de bon. Celui-ci essayait de s’assurer du sommeil avant que le déjeuner fût prêt, mais c’était en vain. Rose allait et venait, fit du tapage, remua des meubles, des objets, et le vieil ivrogne grommelait sans cesse, pestant contre la fatigue dont il ne pouvait se départir.
— Donne-moi un verre de vin blanc, ordonna-t-il à sa fille, ça me remettra.
Il en but un, puis deux, et s’étira longuement, mais Rose vint le bousculer, l’obligea à se déranger de la table sur laquelle elle mettait le couvert.
Le père et la fille expédièrent leur frugal déjeuner en silence. Ils n’échangèrent pas trois paroles. Si le père Coutureau tombait de sommeil, sa fille était sombre, préoccupée, nerveuse au dernier point.
En un quart d’heure ils avaient fini. Rose débarrassa vivement. Et le père Coutureau entrevoyait désormais avec joie quelques heures de tranquillité devant lui, pendant lesquelles il allait pouvoir se reposer sur son lit. Il allait quitter la pièce qui servait de salle à manger lorsque Rose lui barra le passage. Elle avait son chapeau sur la tête ; sous son bras elle dissimulait un volumineux paquet.
— Tu sors ? demanda le père Coutureau, étonné de voir sa fille s’en aller de si bonne heure.
— Oui, répondit Rose, qui ajouta : Adieu, je me débine.
Coutureau demeura un instant surpris, considérant la gamine et cherchant à lire dans ses yeux le motif véritable de cette sortie précipitée. La jeune fille, d’ailleurs, n’essaya pas de dissimuler longtemps :
— Eh bien oui, fit-elle, quoi, je sors ! Ne suis-je pas libre ?
— Sans doute, reconnut son père, tu peux te balader comme tu veux, surtout que les répétitions ne commencent pas avant cinq heures. Viendras-tu me prendre pour aller au théâtre ?
— Je ne sais pas si j’irai au théâtre, dit lentement Rose.
C’est ce que craignait le père Coutureau. Il attendait cette réponse, il avait comme le pressentiment depuis quelques instants que quelque chose se préparait.
— Quand reviendras-tu ici ? demanda-t-il.
— J’en sais rien, fit Rose qui, très catégoriquement, ajouta : Je me débine pour de bon, j’en ai assez !
— Assez de quoi ? mon Dieu… C’est-y que je t’embête ?
La gamine haussa les épaules.
— S’agit pas de cela, fit-elle, mais je ne veux plus rester ici, tout le monde me regarde avec des sales yeux et j’ai peur.
— Peur de quoi ? fit Coutureau. Puisque tu as obtenu le désistement de la comtesse de Blangy, il n’est pas possible que l’on t’ennuie à nouveau. D’ailleurs, l’affaire de la grande Berthe est en train de s’arranger.
— C’est pas l’affaire du vol qui me fait peur, c’est rapport à l’autre accusation, que j’ai le trac. Y m’a fichu les foies ce journaliste, et ce qu’il a dit doit être vrai. On doit vouloir me fourrer dans cette histoire, j’aime mieux me cacher, je sais où aller.
Coutureau commençait à s’énerver :
— C’est stupide, c’est idiot ! Tu es tranquille ici, qu’est-ce que tu vas devenir ?
— Je t’ai déjà dit que je savais où aller.
Soudain le père Coutureau comprit. Une colère subite lui monta au cerveau :
— Nom de Dieu ! jura-t-il. Nom de Dieu ! Fille de rien ! Coureuse ! Ah, je sais bien maintenant ce que tu veux dire ! C’est encore une combine avec ton gigolo. Il te tient par la peau, ce Beaumôme, et c’est sûrement lui qui te détache de ta famille, qui veut t’entraîner.
— Eh bien oui, parfaitement, c’est chez Beaumôme que je vais ! Avec lui je serai tranquille et comme il me l’a dit, si jamais on se mêle de vouloir m’embêter, il sera là pour me défendre. Tandis que toi, tu me laisserais bien embarquer par les flics si jamais…
— Salope ! hurla le père Coutureau. Il ne te manquait plus que cela maintenant. T’en aller avec ce voyou, et te préparer à jouer du couteau ou du revolver si jamais il se passe quelque chose. Ah tu iras loin du train dont tu vas !
Mais, triomphalement, Rose Coutureau narguait son père :
— Je m’en fous, fit-elle, et j’aime mon amant ! T’as rien à dire à ça !
C’était en effet un argument devant lequel il n’y avait qu’à s’incliner. Le père Coutureau ne trouva rien à répondre. Il regarda sa fille quelques instants, abasourdi, stupide, incapable de formuler une pensée.
La jeune personne venait de rassembler quelques menus objets qui lui appartenaient, elle les mit dans une sorte de sac, de filet à provisions, puis, lorsqu’elle eut fini, elle se rapprocha de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, elle l’embrassa sur la joue.