21 – TALMA JUNIOR
— Eh bien voilà, j’aime mieux cela ! Quand on commence à prendre de l’âge, on a plaisir à se rendre compte que son avenir est assuré, que la fortune est faite, car c’est bien mon cas, je suis tranquille maintenant. Est-ce que je ne suis pas établi commerçant ? Sacré bon Dieu, commerçant, c’est tout de même quelque chose ! Ça compte dans le pays, et quand on répond « oui » à quelqu’un qui vient vous demander : « Monsieur est dans le commerce », ça produit toujours son petit effet. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire du pot de peinture ? Ah le voilà ! La question est de savoir s’il faut mettre un rou deux au mot gruyère ?
L’individu qui monologuait ainsi était un personnage à la figure joviale, tout embroussaillée d’une barbe rousse hirsute. Il était coiffé d’un vieux chapeau mou, aux teintes défraîchies, et qui avait dû recevoir les coups de plusieurs orages auxquels avaient succédé de cuisants rayons de soleil.
Par dessus des vêtements modestes, il portait une grande blouse couverte de taches de peinture. Le personnage qui s’exprimait tout haut, bien qu’il fût seul, recula de quelques pas dans la rue, mettant entre lui et sa devanture la largeur du trottoir, pour s’assurer de l’effet que produisait son travail. Et cependant qu’il agitait son pinceau, il poursuivit :
— Il y a commerce et commerce, il s’agit de s’entendre ! Dans un pays civilisé, les gouvernements changent, la mode varie, et ce qui plaît aujourd’hui, nul n’y fait attention demain. Mais il y a une chose qui ne chôme jamais, c’est l’alimentation. Et la mode a beau se modifier, les générations se succéder les unes aux autres, on mange toujours à peu près de la même façon, et sans cesse les mêmes choses. C’est même bien épatant qu’on n’en soit pas fatigué. Décidément, j’étais né pour le commerce, et le commerce était fait pour moi, c’est une véritable vocation, et je suis bien heureux de m’en être aperçu. Tout serait parfait vraiment si j’étais renseigné sur l’orthographe de « gruyère ».
Le personnage s’arrêta de bavarder et regarda autour de lui, sans doute avec l’espoir de trouver quelqu’un à qui poser cette question embarrassante, à qui soumettre ce problème compliqué. Mais il n’y avait personne et l’homme demeurait perplexe.
L’orateur qui émettait ces pensées lapidaires, et les exprimait si noblement, n’était autre que le vieux chemineau Bouzille, qui, après avoir exercé toutes sortes de métiers et vécu dans les pays les plus variés les aventures les plus diverses, avait fini par s’établir commerçant.
Oh certes, l’établissement de Bouzille n’était pas bien vieux ; cela remontait à trois jours. Un cordonnier installé dans une échoppe de la rue de la Liberté, à Belleville, avait subitement disparu, emportant tout son matériel, et le petit local était resté vide, disponible, sans que l’on sût quel en était le propriétaire. Bouzille, qui passait par là, avait avisé cette baraque, toute prête et, sans le moindre scrupule, s’en était emparé.
— Il sera toujours temps de m’en aller, pensait-il, si je ne m’entends pas avec le propriétaire de la cambuse.
Bouzille avait apporté là ce que ses pérégrinations à travers Paris lui avaient permis de récolter précisément.
Il avait été le matin même aux Halles, sur le carreau ; bénéficiant d’une occasion, l’inénarrable chemineau avait fait emplette de quelques mottes de beurre qui n’étaient en réalité que de la margarine, et aussi d’une superbe roue de fromage qui ressemblait, tout au moins de loin, à du gruyère.
Bouzille s’était dit qu’avec ces articles de première nécessité, il allait certainement faire une bonne affaire en les revendant au détail. Plein d’ingéniosité il était allé emprunter un pot de peinture à un marchand de couleurs voisin, puis s’était procuré des planches arrachées à une clôture des environs, et dès lors, il avait décidé d’écrire sur ces panneaux la raison sociale de sa maison de commerce, qu’il intitulait « Au vrai Gruyère ».
Il en était à la moitié du dernier mot, qu’il s’arrêtait, troublé, ne sachant toujours pas s’il fallait mettre un ou deux r.
Bouzille considérait désormais les alentours de son magasin. Celui-ci se trouvait rue de la Liberté à Belleville, et ce quartier, cette rue précisément, évoquaient en lui des souvenirs qui l’apitoyaient quelque peu.
Il voyait, non loin de là, un grand immeuble de six étages, construit en briques, et se dressant comme une tour au haut des terrains vagues qui surplombent Paris.
C’était là qu’autrefois avait habité une brave femme chargée d’enfants, mariée à un ouvrier terrassier du nom de Bernard. La tragédie avait éclaté bientôt. Bernard avait retrouvé à Paris, venue comme lui du fonds du Limousin, une de ses payses qui avait eu de la chance et qui à l’époque était richement entretenue par un fils de famille. Cette femme s’appelait alors Rita d’Anrémont.
Le drame était survenu brutalement. Trois êtres étaient morts au cours d’un mystérieux massacre : l’ouvrier maçon, le fils de famille et la demi-mondaine [32]. Bouzille se souvenait de ces histoires et ne pouvait s’empêcher de tressaillir en y pensant car, à ces aventures tragiques, était mêlé le nom du sinistre, de l’insaisissable bandit : Fantômas.
Bouzille, d’ailleurs, avait des souvenirs plus récents de ses relations avec le Maître de l’Effroi.
Tout récemment, encore, il avait eu une belle peur, lorsqu’il avait été mêlé aux incidents de l’autobus tragique, de l’intérieur duquel la bande de Fantômas avait mitraillé Paris.
Bouzille, ensuite, avait passé par de terribles inquiétudes. Il était entraîné dans la fuite éperdue des assassins, il s’était caché, sur l’ordre de Fantômas, au fond d’un tonneau que le bandit avait jeté à la Seine et dont il était parvenu à sortir, à moitié mort de froid, à moitié suffoqué.
Pendant plusieurs jours, il avait été terrifié à l’idée que, sans doute, on allait l’arrêter. Puis, l’émotion provoquée par le drame épouvantable s’était atténuée. Son attention, d’ailleurs, avait été détournée des aventures de l’autobus par le formidable et mystérieux vol de la Banque de France auquel Bouzille n’avait rien compris, mais dans lequel sa perspicacité naturelle lui disait que Fantômas avait trempé.
— Faut-il deux rà gruyère ?
Tel était le problème que se posait à nouveau Bouzille, qui, après ce retour sur autrefois, en revenait aux préoccupations immédiates. Précisément, un passant s’approchait. Bouzille l’interrogea :
— Pardon, monsieur, fit-il, vous seriez bien aimable de me dire comment ça s’écrit ce mot-là et s’il faut mettre une fois ou deux la lettre r ?
— Imbécile, il en faut trois !
Le personnage qui venait de répondre à Bouzille s’était arrêté et le regardait fixement.
Le vagabond jovial demeura quelques instants interdit par cette réplique inattendue, puis, soudain, il en loucha de saisissement, il lâcha son pinceau et s’écria :
— Ah par exemple, Fantômas !
Bouzille avait en effet devant lui le sinistre bandit qui n’avait même pas dissimulé les traits de son visage sous un déguisement.
Fantômas, toutefois, ne semblait guère de bonne humeur. Il était sombre, préoccupé, il avisa la boutique de Bouzille, il y pénétra. Le chemineau le suivit. Bouzille était inquiet, car il n’aimait guère les visites de ce genre, et, en outre, il se demandait quelle attitude il convenait d’avoir vis-à-vis du bandit.
Bouzille savait, en effet, la mort extraordinaire et mystérieuse de sa maîtresse, lady Beltham, et se demandait s’il convenait d’exprimer des condoléances à ce veuf étrange et redoutable, qui, peut-être bien, se trouvait être l’assassin de la malheureuse.
Fantômas toutefois, ne paraissait guère avoir envie de s’entretenir de ces choses avec Bouzille. Il furetait dans la boutique et, sans se gêner le moindrement, ayant avisé une corde, il s’en emparait, la mettait dans sa poche, puis d’une voix rude et autoritaire, il ordonna :