Vautrin sortit sans vouloir entendre la réponse négative de l’étudiant, afin de le mettre à son aise. Il semblait connaître le secret de ces petites résistances, de ces combats dont les hommes se parent devant eux-mêmes, et qui leur servent à se justifier leurs actions blâmables.
— Qu’il fasse comme il voudra, je n’épouserai certes pas mademoiselle Taillefer ! se dit Eugène.
Après avoir subi le malaise d’une fièvre intérieure que lui causa l’idée d’un pacte fait avec cet homme dont il avait horreur, mais qui grandissait à ses yeux par le cynisme même de ses idées et par l’audace avec laquelle il étreignait la société, Rastignac s’habilla, demanda une voiture, et vint chez madame de Restaud. Depuis quelques jours, cette femme avait redoublé de soins pour un jeune homme dont chaque pas était un progrès au cœur du grand monde, et dont l’influence paraissait devoir être un jour redoutable. Il paya messieurs de Trailles et d’Ajuda, joua au whist une partie de la nuit, et regagna ce qu’il avait perdu. Superstitieux comme la plupart des hommes dont le chemin est à faire et qui sont plus ou moins fatalistes, il voulut voir dans son bonheur une récompense du ciel pour sa persévérance à rester dans le bon chemin. Le lendemain matin, il s’empressa de demander à Vautrin s’il avait encore sa lettre de change. Sur une réponse affirmative, il lui rendit les trois mille francs en manifestant un plaisir assez naturel.
— Tout va bien, lui dit Vautrin.
— Mais je ne suis pas votre complice, dit Eugène.
— Je sais, je sais, répondit Vautrin en l’interrompant. Vous faites encore des enfantillages. Vous vous arrêtez aux bagatelles de la porte.
Deux jours après, Poiret et mademoiselle Michonneau se trouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allée solitaire du Jardin-des-Plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissait à bon droit suspect à l’étudiant en médecine.
— Mademoiselle, disait monsieur Gondureau, je ne vois pas d’où naissent vos scrupules. Son Excellence monseigneur le ministre de la police générale du royaume…
— Ah ! Son Excellence monseigneur le ministre de la police générale du royaume… répéta Poiret.
— Oui, Son Excellence s’occupe de cette affaire, dit Gondureau.
À qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblable que Poiret, ancien employé, sans doute homme de vertus bourgeoises, quoique dénué d’idées, continuât d’écouter le prétendu rentier de la rue de Buffon, au moment où il prononçait le mot de police en laissant ainsi voir la physionomie d’un agent de la rue de Jérusalem à travers son masque d’honnête homme ? Cependant rien n’était plus naturel. Chacun comprendra mieux l’espèce particulière à laquelle appartenait Poiret, dans la grande famille des niais, après une remarque déjà faite par certains observateurs, mais qui jusqu’à présent n’a pas été publiée. Il est une nation plumigère, serrée au budget entre le premier degré de latitude qui comporte les traitements de douze cents francs, espèce de Groënland administratif, et le troisième degré, où commencent les traitements un peu plus chauds de trois à six mille francs, région tempérée, où s’acclimate la gratification, où elle fleurit malgré les difficultés de la culture. Un des traits caractéristiques qui trahit le mieux l’infirme étroitesse de cette gent subalterne, est une sorte de respect involontaire, machinal, instinctif, pour ce grand lama de tout ministère, connu de l’employé par une signature illisible et sous le nom de SON EXCELLENCE MONSEIGNEUR LE MINISTRE, cinq mots qui équivalent à l’ Il Bondo Canidu Calife de Bagdad, et qui, aux yeux de ce peuple aplati, représente un pouvoir sacré, sans appel. Comme le pape pour les chrétiens, monseigneur est administrativement infaillible aux yeux de l’employé ; l’éclat qu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à celles dites en son nom ; il couvre tout de sa broderie, et légalise les actions qu’il ordonne ; son nom d’Excellence, qui atteste la pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert de passe-port aux idées les moins admissibles. Ce que ces pauvres gens ne feraient pas dans leur intérêt, ils s’empressent de l’accomplir dès que le mot Son Excellence est prononcé. Les bureaux ont leur obéissance passive, comme l’armée a la sienne : système qui étouffe la conscience, annihile un homme, et finit, avec le temps, par l’adapter comme une vis ou un écrou à la machine gouvernementale. Aussi monsieur Gondureau, qui paraissait se connaître en hommes, distingua-t-il promptement en Poiret un de ces niais bureaucratiques, et fit-il sortir le Deus ex machinâ, le mot talismanique de Son Excellence, au moment où il fallait, en démasquant ses batteries, éblouir le Poiret, qui lui semblait le mâle de la Michonneau, comme la Michonneau lui semblait la femelle du Poiret.
— Du moment où Son Excellence elle-même, Son Excellence monseigneur le ! Ah ! c’est très-différent, dit Poiret.
— Vous entendez monsieur, dans le jugement duquel vous paraissez avoir confiance, reprit le faux rentier en s’adressant à mademoiselle Michonneau. Eh ! bien, Son Excellence a maintenant la certitude la plus complète que le prétendu Vautrin, logé dans la Maison-Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon, où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort.
— Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il est bien heureux, s’il a mérité ce nom-là.
— Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dû au bonheur qu’il a eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extrêmement audacieuses qu’il a exécutées. Cet homme est dangereux, voyez-vous ! Il a des qualités qui le rendent extraordinaire. Sa condamnation est même une chose qui lui a fait dans sa partie un honneur infini…
— C’est donc un homme d’honneur, demanda Poiret.
— À sa manière. Il a consenti à prendre sur son compte le crime d’un autre, un faux commis par un très-beau jeune homme qu’il aimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entré depuis au service militaire, où il s’est d’ailleurs parfaitement comporté.
— Mais si Son Excellence le Ministre de la police est sûr que monsieur Vautrin soit Trompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-il besoin de moi ? dit mademoiselle Michonneau.
— Ah ! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre, comme vous nous avez fait l’honneur de nous le dire, a une certitude quelconque…
— Certitude n’est pas le mot ; seulement on se doute. Vous allez comprendre la question. Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort, a toute la confiance des trois bagnes qui l’ont choisi pour être leur agent et leur banquier. Il gagne beaucoup à s’occuper de ce genre d’affaires, qui nécessairement veut un homme de marque.
— Ah ! ah ! comprenez-vous le calembour, mademoiselle ? dit Poiret. Monsieur l’appelle un homme de marque, parce qu’il a été marqué.
— Le faux Vautrin, dit l’agent en continuant, reçoit les capitaux de messieurs les forçats, les place, les leur conserve, et les tient à la disposition de ceux qui s’évadent, ou de leurs familles quand ils en disposent par testament, ou de leurs maîtresses, quand ils tirent sur lui pour elles.
— De leurs maîtresses ! Vous voulez dire de leurs femmes, fit observer Poiret.
— Non, monsieur. Le forçat n’a généralement que des épouses illégitimes, que nous nommons des concubines.
— Ils vivent donc tous en état de concubinage ?
— Conséquemment.
— Eh ! bien, dit Poiret, voilà des horreurs que Monseigneur ne devrait pas tolérer. Puisque vous avez l’honneur de voir Son Excellence, c’est à vous, qui me paraissez avoir des idées philanthropiques, à l’éclairer sur la conduite immorale de ces gens, qui donnent un très-mauvais exemple au reste de la société.
— Mais, monsieur, le gouvernement ne les met pas là pour offrir le modèle de toutes les vertus.
— C’est juste. Cependant, monsieur, permettez…
— Mais, laissez donc dire monsieur, mon cher mignon, dit mademoiselle Michonneau.
— Vous comprenez, mademoiselle, reprit Gondureau. Le gouvernement peut avoir un grand intérêt à mettre la main sur une caisse illicite, que l’on dit monter à un total assez majeur. Trompe-la-Mort encaisse des valeurs considérables en recélant non-seulement les sommes possédées par quelques-uns de ses camarades, mais encore celles qui proviennent de la Société des Dix mille…