— Dix mille voleurs ! s’écria Poiret effrayé.
— Non, la société des Dix mille est une association de hauts voleurs, de gens qui travaillent en grand, et ne se mêlent pas d’une affaire où il n’y a pas dix mille francs à gagner. Cette société se compose de tout ce qu’il y a de plus distingué parmi ceux de nos hommes qui vont droit en cour d’assises. Ils connaissent le Code, et ne risquent jamais de se faire appliquer la peine de mort quand ils sont pincés. Collin est leur homme de confiance, leur conseil. À l’aide de ses immenses ressources, cet homme a su se créer une police à lui, des relations fort étendues qu’il enveloppe d’un mystère impénétrable. Quoique depuis un an nous l’ayons entouré d’espions, nous n’avons pas encore pu voir dans son jeu. Sa caisse et ses talents servent donc constamment à solder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent sur pied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état de guerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparer de sa banque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cette expédition est-elle devenue une affaire d’État et de haute politique, susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à sa réussite. Vous-même, monsieur, pourriez être de nouveau employé dans l’administration, devenir secrétaire d’un commissaire de police, fonctions qui ne vous empêcheraient point de toucher votre pension de retraite.
— Mais pourquoi, dit mademoiselle Michonneau, Trompe-la-Mort ne s’en va-t-il pas avec la caisse ?
— Oh ! fit l’agent, partout où il irait, il serait suivi d’un homme chargé de le tuer, s’il volait le bagne. Puis une caisse ne s’enlève pas aussi facilement qu’on enlève une demoiselle de bonne maison. D’ailleurs, Collin est un gaillard incapable de faire un trait semblable, il se croirait déshonoré.
— Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, il serait tout à fait déshonoré.
— Tout cela ne nous dit pas pourquoi vous ne venez pas tout bonnement vous emparer de lui, demanda mademoiselle Michonneau.
— Eh ! bien, mademoiselle, je réponds… Mais, lui dit-il à l’oreille, empêchez votre monsieur de m’interrompre, ou nous n’en aurons jamais fini. Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faire écouter, ce vieux-là. Trompe-la-Mort, en venant ici, a chaussé la peau d’un honnête homme, il s’est fait bon bourgeois de Paris, il s’est logé dans une pension sans apparence ; il est fin, allez ! on ne le prendra jamais sans vert. Donc monsieur Vautrin est un homme considéré, qui fait des affaires considérables.
— Naturellement, se dit Poiret à lui-même.
— Le ministre, si l’on se trompait en arrêtant un vrai Vautrin, ne veut pas se mettre à dos le commerce de Paris, ni l’opinion publique. M. le préfet de police branle dans le manche, il a des ennemis. S’il y avait erreur, ceux qui veulent sa place profiteraient des clabaudages et des criailleries libérales pour le faire sauter. Il s’agit ici de procéder comme dans l’affaire de Cogniard, le faux comte de Sainte-Hélène ; si ç’avait été un vrai comte de Sainte-Hélène, nous n’étions pas propres. Aussi faut-il vérifier ! »
— Oui, mais vous avez besoin d’une jolie femme, dit vivement mademoiselle Michonneau.
— Trompe-la-Mort ne se laisserait pas aborder par une femme, dit l’agent. Apprenez un secret ? il n’aime pas les femmes.
— Mais je ne vois pas alors à quoi je suis bonne pour une semblable vérification, une supposition que je consentirais à la faire pour deux mille francs.
— Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vous remettrai un flacon contenant une dose de liqueur préparée pour donner un cou de sang qui n’a pas le moindre danger et simule une apoplexie. Cette drogue peut se mêler également au vin et au café. Sur-le-champ vous transportez votre homme sur un lit, et vous le déshabillez afin de savoir s’il ne se meurt pas. Au moment où vous serez seule, vous lui donnerez une claque sur l’épaule, paf ! et vous verrez reparaître les lettres.
— Mais c’est rien du tout, ça, dit Poiret.
— Eh ! bien, consentez-vous ? dit Gondureau à la vieille fille.
— Mais, mon cher monsieur, dit mademoiselle Michonneau au cas où il n’y aurait point de lettres, aurais-je les deux mille francs ?
— Non.
— Quelle sera donc l’indemnité ?
— Cinq cents francs.
— Faire une chose pareille pour si peu. Le mal est le même dans la conscience, et j’ai ma conscience à calmer, monsieur.
— Je vous affirme, dit Poiret, que mademoiselle a beaucoup de conscience, outre que c’est une très-aimable personne et bien entendue.
— Eh ! bien, reprit mademoiselle Michonneau, donnez-moi trois mille francs si c’est Trompe-la-Mort, et rien si c’est un bourgeois.
— Ça va, dit Gondureau, mais à condition que l’affaire sera faite demain.
— Pas encore, mon cher monsieur, j’ai besoin de consulter mon confesseur.
— Finaude ! dit l’agent en se levant. À demain alors. Et si vous étiez pressée de me parler, venez petite rue Sainte-Anne, au bout de la cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sous la voûte. Demandez monsieur Gondureau.
Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier, eut l’oreille frappée du mot assez original de Trompe-la-Mort, et entendit le ça va du célèbre chef de la police de sûreté.
— Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce serait trois cents francs de rente viagère, dit Poiret à mademoiselle Michonneau.
— Pourquoi ? dit-elle. Mais il faut y réfléchir. Si monsieur Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-il plus d’avantage à s’arranger avec lui. Cependant lui demander de l’argent, ce serait le prévenir, et il serait homme à décamper gratis. Ce serait un puffabominable.
— Quand il serait prévenu, reprit Poiret, ce monsieur ne nous a-t-il pas dit qu’il était surveillé ? Mais vous, vous perdriez tout.
— D’ailleurs, pensa mademoiselle Michonneau, je ne l’aime point, cet homme ! Il ne sait me dire que des choses désagréables.
— Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsi que l’a dit ce monsieur, qui me paraît fort bien, outre qu’il est très-proprement couvert, c’est un acte d’obéissance aux lois que de débarrasser la société d’un criminel, quelque vertueux qu’il puisse être. Qui a bu boira. S’il lui prenait fantaisie de nous assassiner tous ? Mais, que diable ! nous serions coupables de ces assassinats, sans compter que nous en serions les premières victimes.
La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettait pas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret, comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’une fontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé la série de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtait pas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Après avoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèses à en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu. En arrivant à la maison Vauquer, il s’était faufilé dans une suite de passages et de citations transitoires qui l’avaient amené à raconter sa déposition dans l’affaire du sieur Ragoulleau et de la dame Morin, où il avait comparu en qualité de témoin à décharge. En entrant, sa compagne ne manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagé avec mademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l’intérêt était si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passage des deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle à manger.
— Ça devait finir par là, dit mademoiselle Michonneau à Poiret. Ils se faisaient des yeux à s’arracher l’âme depuis huit jours.
— Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.
— Qui ?
— Madame Morin.
— Je vous parle de mademoiselle Victorine, dit la Michonneau en entrant, sans y faire attention, dans la chambre de Poiret, et vous me répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?
— De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine ? demanda Poiret.