Le dîner achevé, Cornélius remonta préparer ses bagages. Aldo qui, tout au long du repas, n’avait pas manqué d’observer la lueur guerrière allumée dans les yeux « couleur de miel » – d’aucuns les auraient qualifiés de jaunes ! – de Plan-Crépin annonça son intention d’aller faire un tour chez Adalbert dont il savait qu’il ne se couchait jamais de bonne heure.

Les grilles du parc Monceau étaient fermées à cette heure tardive, ce qui obligeait à un assez long détour pour gagner la rue Jouffroy. Il prit la voiture qu’il louait désormais chaque fois qu’il venait à Paris afin de ne pas perdre de temps à la recherche de taxis qui se raréfiaient toujours quand on avait besoin d’eux… Cela ne l’empêchait pas de regretter son vieil ami Karloff, ex-colonel de la cavalerie du Tsar, qui menait sa voiture comme son cheval à la tête d’une charge mais qui, après son accident, s’était reconverti dans la mécanique automobile en achetant un garage de compte à demi avec un compatriote (7).

Il avait à peine quitté la maison que Marie-Angéline donnait libre cours à sa mauvaise humeur que seul le regard impérieux de Mme de Sommières avait maintenue dans les limites de la bienséance.

— Je le sentais ! s’était-elle écriée en entendant le portail se refermer derrière Aldo. Quelque chose me disait que l’arrivée de ce gardien de vaches ne nous amènerait rien de bon ! Quand il a prononcé le nom de Belmont, j’ai auguré…

— Rien du tout ! coupa sa patronne et cousine en frappant le parquet d’un violent coup de canne. Et je vous défends formellement de transformer cette maison en champ de bataille. Les Belmont sont d’excellents amis d’Aldo et d’Adalbert et nous les recevrons ici autant qu’il plaira à mon neveu de les inviter. D’ailleurs il n’a été question jusqu’à présent que de M. Belmont…

— Peut-être, mais de même que j’ai soupçonné que ce Wishbone avait des rapports avec lui, de même je suis persuadée qu’il n’est pas venu seul et que cette Pauline…

— Ça suffit, Plan-Crépin ! Si vous avez une fois de plus raison et si elle franchit le seuil de cette maison – ce qui ne manquera pas de se produire ! –, je vous rappelle qu’il s’agit d’une femme remarquable, et d’une artiste reconnue pour laquelle j’ai de l’amitié ! Elle est pleine de cœur, intelligente et belle et…

— … et éperdument amoureuse d’Aldo !

— C’est possible…

— Ce n’est pas possible, c’est certain !

— Je vous l’accorde… encore que je ne l’aie jamais vue lui sauter au cou pour le couvrir de baisers ! En revanche, c’est avec Lisa qu’elle en a échangé un quand elles se sont rencontrées chez ce pauvre Vauxbrun ! Alors, s’il vous plaît, du tact et de la retenue si vous ne voulez pas que je vous envoie faire une cure au bon air de la montagne chez la cousine Prisca ! Tiens, j’y pense, c’est chez elle que l’on devrait emmener ce cher Wishbone ! Ses vaches et les taureaux de Saint-Adour devraient s’entendre à merveille ! Quant à vous, je ne plaisante pas : ou vous vous tenez tranquille ou vous partez voir Prisca !

— Nous ferions cela ? gémit l’accusée.

— Sans hésiter ! Même si Mme Belmont, ou la baronne von Etzenberg ou encore Pauline, quelle que soit son appellation, a su se ménager une petite place dans le cœur d’Aldo, il n’a jamais cessé d’aimer sa femme et ne cessera pas de sitôt !

Un soupir découragé mit fin à l’entretien.

Comme le pensait Aldo, il était beaucoup trop tôt pour qu’Adalbert soit couché et pas davantage Théobald, son inappréciable valet à tout faire. Un torchon à vaisselle à la main et un large sourire plaqué sur le visage, celui-ci vint accueillir le visiteur nocturne avec un plaisir évident :

— J’espérais bien qu’il ne se passerait pas un long temps avant que je n’aie la joie de voir Monsieur le prince ! s’écria-t-il.

— Comment ça va, Théobald ?

— Bien, bien ! Je remercie Monsieur le prince. Monsieur est dans son bureau. Il travaille à son livre…

Mais « Monsieur » arrivait déjà, attiré par le triple coup de sonnette annonçant Aldo, le seul qui usât de ce code convenu… Toujours tiré à quatre épingles, l’égyptologue – sauf évidemment sur les chantiers de fouilles ! – se délassait en adoptant chez lui un style beaucoup plus décontracté : une vieille – mais si confortable ! – veste d’intérieur en velours brun à brandebourgs, un pantalon de pyjama et une paire de charentaises.

— Ah ! J’attendais un peu de tes nouvelles ! Ça s’est bien passé, cette vente ? fit-il en décoinçant la pipe qu’il serrait entre ses dents. Théobald, du café !…

Puis regardant plus attentivement son ami :

— Du café peut-être mais de l’armagnac sûrement !

— Les deux ! lâcha Aldo, lugubre.

— Bon !… Qu’est-ce qu’il « nous » arrive encore ?

— Tu parles comme Plan-Crépin maintenant ? grogna Aldo en se laissant tomber dans l’un des fauteuils Chesterfield en cuir noir – un peu âgé mais si accueillant ! – où il avait passé nombre d’heures.

— Le pluriel de majesté ? Sûrement pas mais tu n’as peut-être pas remarqué que, quand tu t’embarques dans un quelconque coup tordu, il est bien rare que je ne plonge pas avec toi… D’abord qu’as-tu fait de ton Américain ?

— S’il ne dort pas encore, il boucle ses valises : il veut repartir demain sur le  Paris.

— Déjà ? Il ne va plus chez Cartier ?

— Non. Il vient d’apprendre que la foutue Chimère n’a pas du tout pris sa retraite dans l’épave du  Titanic. Pas plus que les autres bijoux de Mme d’Anguisola : celle-ci a été assassinée tandis que le navire commençait à couler. Pour lui voler son trésor naturellement.

— C’est à Drouot que tu as appris ça ?

— Où veux-tu que ce soit ? Pour une vente mouvementée, ce fut une vente mouvementée !

Et après avoir avalé d’un trait son café et mis à chauffer le ballon de cristal entre ses deux mains, Aldo fit le récit bref mais précis de ce qui s’était passé dans la célèbre salle des ventes. Sans oublier pourtant de doser ses effets. Ainsi, à propos de l’intervention de Langlois, il ne mentionna pas le nom de celui qui l’accompagnait.

— Bah ! commenta Adalbert en récurant sa pipe avant de la bourrer à nouveau. Je ne vois pas pourquoi tu tires une figure de catastrophe ! Tu ne vas pas t’embringuer là-dedans ? Laisse-le donc courir après sa Chimère la bien nommée aussi longtemps que ça l’amusera !

— Je crains fort, au contraire, d’y être enfoncé jusqu’aux amygdales. Je ne t’ai pas encore nommé l’Américain qui accompagnait le divisionnaire.

— C’est important ?

— Juge toi-même : c’est John-Augustus Belmont et la femme de chambre rescapée du naufrage, celle de Pauline… qui se trouve être la filleule de la défunte marquise et à qui elle destinait ses joyaux !

— M… !

— Je ne te le fais pas dire ! conclut Aldo avec une certaine satisfaction.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Merci pour le « on » ! Outre que j’ai promis à Cornélius de jeter un coup d’œil à son affaire, il est impossible de tourner le dos aux Belmont !

— Ben, voyons ! Tu as une idée sur la façon dont on peut s’y prendre ?

— Une vague. J’ai invité Berthier à venir boire un verre chez Tante Amélie demain soir.

— Tu veux insérer une annonce dans  Le Figaro ?

— Je n’aurais pas besoin de lui pour ça mais il se trouve qu’il est sans doute le seul journaliste qui ait approché Van Tilden. Il n’a pas vu la collection mais il est allé chez lui et je voudrais d’abord savoir qui est chargé de liquider la succession puisqu’il n’y a pas de famille. Il sait peut-être à qui ont été achetés les deux joyaux incriminés.

— Qui sont ?

— Une parure magnifique ayant appartenu à Isabelle de Valois, épouse de Philippe II d’Espagne, et un pendentif représentant une sirène dont le corps est une perle baroque plutôt curieuse de forme, la queue composée d’écailles de saphir et d’émeraude, la tête et les bras d’or émaillé ainsi que la chevelure que l’on a parsemée de petites topazes pour les reflets. Sans compter une sorte de décor de perles et de rubis ciselés. Des bijoux vraiment royaux !


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