— Mais vous vous gardez vertueusement de me les lire ! Pourquoi ? reprocha-t-elle d’une voix plaintive.

— Parce que ce n’est pas digne de nous ! Passe encore en ce qui me concerne mais…

— Digne de nous ! Digne de nous ! Cela signifie quoi ? J’aime autant qu’une autre un cadavre réussi agrémenté d’une histoire passionnante autour ! D’ailleurs vous le savez pertinemment puisqu’il n’est pas rare que je me fasse lire sir Arthur Conan Doyle et son génial Sherlock Holmes ! Et vous oubliez que nous avons rencontré Agatha Christie en Égypte (3) !

— Mesdames, Mesdames ! apaisa Aldo. Revenons-en à Cornélius B. Wishbone ! À l’unanimité nous pensons que c’est un brave type qui risque de laisser dans l’aventure sa fortune et son cœur ! On va essayer de l’aider. C’est la raison pour laquelle, venant assister à la vente de demain, j’ai eu soudain envie de l’emmener avec moi !… Et maintenant, si on allait dormir ?

2

La collection Van Tilden

Jamais Morosini n’avait vu autant de policiers aux abords de l’hôtel Drouot. La célèbre salle des ventes semblait en état de siège. Il est vrai qu’il y avait de quoi, puisqu’on allait disperser la plus importante collection de joyaux Renaissance qui soit – peut-être ! – au monde, et bien peu de privilégiés pouvaient se vanter de l’avoir vue.

Depuis plusieurs années elle avait grandi dans la maîtresse tour transformée en coffre-fort d’un beau château du Val-de-Loire où le milliardaire américain Lars Van Tilden avait décidé de vivre pour elle seule quand il avait à peine trente ans à son retour de la guerre. Pas de femme, pas d’enfants, il avait fait de sa vie un long tête-à-tête avec ces scintillants témoins d’un âge qu’il avait découvert à dix-huit ans lorsqu’il avait effectué le traditionnel tour d’Europe dont se couronnait obligatoirement l’éducation d’un garçon bien né. Il en était revenu ébloui et décidé à consacrer une existence où il n’avait pas grand-chose à faire, étant l’unique héritier d’un empire – qu’il ne perdait jamais de vue d’ailleurs ! – que gérait pour lui une escouade de gens hautement qualifiés. Tout comme les deux ou trois rabatteurs qui écumaient à son profit antiquaires, ventes privées ou publiques. Voire peut-être receleurs… Et comme il était aussi très généreux, il était plutôt bien servi.

Il ne recevait personne – ou si peu ! – en dehors des gens du village dont il se voulait le seigneur attentif. Il n’avait rien d’un sauvage pourtant et ceux qui le connaissaient vantaient sa courtoisie, son absence totale de méchanceté, sa main toujours prête à s’ouvrir en cas de détresse. Alors qu’il atteignait tout juste la quarantaine, il avait assuré, par testament, la vie de ses serviteurs, fait des legs conséquents à ses rares amis, remis son empire financier au gouvernement des États-Unis, son château à la commune dont il dépendait, accompagné d’une rente pour l’entretenir et quelques précisions dont la principale était son désir de reposer dans « sa » chapelle, ordonné la vente de sa précieuse collection aux enchères publiques, le produit devant être partagé entre deux œuvres charitables… puis par une belle nuit étoilée qui était celle de la Saint-Barthélemy, il s’était enfermé dans sa bibliothèque, revêtu de son costume Renaissance, et il s’était empoisonné afin de couper court aux souffrances d’un cancer en son début.

Cette fin tragique, jointe au fait que l’on ne savait pratiquement rien sur lui, faisait le bonheur d’une presse qui s’en donnait à cœur joie. C’était à qui ferait preuve de la plus délirante imagination. Autant dire que l’on écrivait n’importe quoi, le défunt étant comparé – par exemple ! – au marquis de Carabas, ce qui donnait à penser que le Chat Botté n’était pas loin…

Ce fut ce qu’en arrivant à Drouot Morosini reprocha à Berthier, le reporter du  Figaro qu’il connaissait depuis l’affaire des « Larmes de Marie-Antoinette ». Celui-ci protesta aussitôt.

— Cela signifie que vous ne m’avez pas lu, prince, sinon vous sauriez que je n’ai jamais rien écrit dont je ne fusse pas sûr. Et je suis l’un des rares à m’être approché de Van Tilden. C’était peut-être un original mais aussi le meilleur garçon de la terre. Son village, où il ne comptait que des amis comme le médecin, l’instituteur, le curé et le notaire, le pleure autant et plus que s’il était l’un des leurs. Ils sont heureux d’ailleurs qu’il ait choisi d’être enterré dans la chapelle de son château, ainsi ils ne le perdront pas tout à fait. Cela posé, il vivait plutôt simplement entre son jardin – il avait une passion pour les roses ! –, sa bibliothèque, ses chiens et, bien entendu, sa collection.

— Vous l’avez vue, vous ?

— Sa collection ? Non. Tout ce que je sais à ce sujet c’est qu’elle est impressionnante et, lorsqu’il la visitait dans son donjon coffre-fort, c’était de nuit et il s’habillait à la mode du roi Henri III auquel il parvenait à ressembler grâce à sa barbiche et sa moustache en pointe, sans oublier pourpoint, chausses, toquet de velours noir, fraise blanche et collier de l’ordre du Saint-Esprit sur la poitrine.

— Pourquoi pas, après tout ? Mais je ne vous ai pas demandé des nouvelles de la famille ! Comment vont Caroline et le bébé ?

— À merveille ! J’espère qu’il en est de même pour Mme la marquise de Sommières et Mlle du Plan-Crépin ?

— Absolument. Je leur dirai que je vous ai vu… mais je crois que, maintenant, il faut entrer !

Récupérant Wishbone dont il prit le bras, il se dirigea vers la porte où un piquet de « Savoyards (4) » en vestes bleues à cols rouges filtraient les invitations non sans déployer quelque vigueur, car on avait un peu tendance à se marcher sur les pieds. Deux d’entre eux saluèrent Morosini qu’ils connaissaient bien.

— Vous devez être au deuxième ou troisième rang, Excellence ! Vous vouliez deux places et on n’a pas pu faire mieux !

— Ça ira très bien ainsi ! Qui occupe le front ?

— L’Aga Khan, tous les Rothschild, de Londres, de Paris et de Vienne…

— Ah, le baron Louis est là ? J’en suis ravi !

Le chef de la branche autrichienne était en effet, pour lui, un excellent ami qu’il se réjouissait de retrouver. C’était même sur son yacht qu’il avait fait son voyage de noces avec Lisa (5). Il fut d’ailleurs reçu joyeusement par le « clan » et, pendant un instant, l’homme du Texas flotta quelque peu au milieu de ces barons portant tous le même nom. Seul l’Anglais, lord Rothschild, se différenciait sensiblement. Enfin on s’installa et Wishbone se plongea dans le luxueux catalogue que son hôte venait de lui offrir, tandis que celui-ci repartait saluer le commissaire-priseur, Maître Lair-Dubreuil, qui officierait, assisté comme souvent par MM. Falkenberg et Linzener.

Il fut accueilli en vieille connaissance. Ce n’était pas la première fois, il s’en fallait de loin, que l’on se retrouvait, mais la vente était sur le point de commencer et on eut tout juste le temps d’échanger quelques mots. Aldo eut cependant celui de présenter Wishbone en ajoutant qu’il cherchait la Chimère des Borgia, ce qui fit rire.

— Ah, ce joyau est passé définitivement à l’état de chimère dans toute l’acception du terme ! Les profondeurs océanes l’ont fait entrer dans la légende, et je ne suis pas certain que ce soit une mauvaise chose !

— Superstitieux, vous ? ironisa Aldo. Allons donc !

— Pas vraiment, mais c’était le joyau préféré du sulfureux César. Cela dit tout ! En revanche, nous avons ici des merveilles et nous nous attendons à réaliser une vente superbe !

— Pas beaucoup de femmes, on dirait ?

— Non et c’est normal. Ce sont pour la plupart des bijoux importables. Celles qui sont présentes le sont par curiosité. Veuillez m’excuser, mon cher prince, mais nous allons commencer !

La salle, en effet, étant comble, Morosini et son protégé se hâtèrent de regagner leurs places. Et le silence se fit.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: