Justifiant l’optimisme du commissaire-priseur, les premières pièces partirent à des prix dépassant les prévisions du catalogue. Une bague au chaton composé d’un saphir dont les entrelacs d’or cachaient un réceptacle à poison atteignit un prix inespéré. Puis vinrent une paire de bracelets d’or ornés de perles et de petits rubis, et de ces devises d’amour comme on aimait tant à en échanger à l’époque. Ceux-là avaient appartenu à Lucrèce Borgia, alors duchesse de Ferrare, et le tendre message en latin provenait sans doute du poète vénitien Pietro Bembo qui avait été peut-être son plus grand amour… Et là, Aldo assista, médusé, à une joute telle qu’il ne l’aurait jamais imaginée : son phénomène texan, le chapeau en bataille, affronté au baron Edmond de Rothschild en personne, enchérissant sur lui avec une sorte d’automatisme confondant et une volonté affichée de l’emporter.
Il tenta de le calmer :
— Vous êtes fou ! Vous allez payer ces bracelets plus cher qu’ils ne valent !
— Certes, mais Miss Torelli sera contente ! Ça permettra d’attendre la… la…
— Chimère ! souffla Aldo, agacé. Mais vous êtes en train de casser les prix ! Qu’est-ce que ce sera quand on arrivera au collier de la reine d’Espagne, Élisabeth de Valois ?
— Ça non ! Je n’achète pas ! Sans intérêt ! Lucrezia Borgia, oui !
Et il renchérit jusqu’à ce que le baron, découragé, baisse les bras, et que Maître Lair-Dubreuil, après avoir laissé retomber son marteau, proclame :
— Adjugé à Monsieur…
— Wishbone, Texas ! claironna le vainqueur avec un radieux sourire. Je suis très content !
— À Monsieur Wishbone… un aimable visiteur américain… pour la somme de cinquante mille dollars… soit deux cent mille francs !
Et la salle d’applaudir ! Même le baron Edmond, beau joueur et se réservant pour autre chose. Les enchères se poursuivirent. Aldo pour sa part acheta une « enseigne (6) » d’or émaillé de perles représentant Apollon et les chevaux du soleil, et un très beau pendentif composé de rubis carrés, de deux émeraudes et d’une perle en poire… Non sans peine : échauffés par l’emplette de Wishbone, le clan Rothschild et l’Aga Khan se livraient à une lutte acharnée et raflaient presque tout ce que montrait Lair-Dubreuil.
Cependant les pièces les plus importantes, colliers de buste, ceintures et couronnes, n’avaient pas encore été présentées alors que la salle bouillait déjà comme un chaudron sur le feu, quand on apporta, dans un imposant écrin en maroquin rouge frappé aux armes d’Espagne et de France, une parure composée d’un grand collier assemblé de médaillons ciselés et sertis de perles, de diamants et de rubis, soutenant un pendentif terminé par trois perles en poire et de pendants d’oreilles assortis. Un murmure admiratif parcourut la foule comme un frisson. Certains se levèrent pour mieux voir.
— Voici, Mesdames et Messieurs, la première des pièces importantes de la collection Van Tilden, parure ayant appartenu à…
Une voix tonitruante lui coupa la parole et fit tourner toutes les têtes vers la porte :
— Arrêtez ! Ce joyau doit être retiré de la vente !
Cette voix était celle de l’un des trois hommes qui venaient de surgir et traversaient la salle en courant.
Avec stupeur, Aldo reconnut, derrière un huissier de justice, le commissaire principal Langlois – déjà un vieil ami pour lui ! –, et en particulier quelqu’un qu’il n’aurait jamais pensé voir là : le chef de famille du clan Belmont, de New York, John-Augustus, dont le domaine avait servi de cadre à un séjour mémorable, pour Adalbert et surtout pour lui-même, durant la « Season » de Newport… Le retrouver en costume de voyage, un attaché-case de cuir à la main, lui fit l’effet d’une anomalie : dans ses souvenirs, il était en maillot de bain rayé ou en tenue de marin-pêcheur décontracté, rarement de yachtman. Il avait une façon bien à lui de donner son opinion en commençant ses phrases par « Nous autres, les Belmont ». Doué d’un solide sens de l’humour, c’était l’un des rares hommes à qui Aldo vouait une véritable amitié…, et il se sentit tout à coup incroyablement heureux de le revoir. Et se hâta de rejoindre le bureau du commissaire-priseur tandis que la salle commençait à s’agiter.
Quand il arriva, le policier et l’huissier, Maître Danglumé, s’efforçaient d’expliquer que le collier et une autre pièce de la vente devaient en être retirés sur demande de la justice de l’État de New York : jusqu’à sa disparition dans la catastrophe du Titanic, ces joyaux appartenaient à la comtesse d’Anguisola, tante de M. Belmont ici présent, tout frais débarqué des États-Unis pour s’opposer aux transactions.
— C’est impossible, Messieurs ! protesta Maître Lair-Dubreuil. Il s’agit sans doute d’un bijou semblable. Vous venez de le dire vous-même, Mme d’Anguisola a disparu corps et biens avec toutes les victimes que l’on n’a pu sauver.
— Elle a disparu en effet mais pas engloutie dans l’océan : assassinée afin de lui voler les bijoux dont elle ne se séparait jamais et que, d’ailleurs, se sentant vieillir, elle avait l’intention de remettre à sa nièce et filleule la baronne von Etzenberg, sœur de M. Belmont !
Cependant Lair-Dubreuil n’était pas convaincu.
— Loin de moi l’intention de mettre en doute sa parole, mais je crains fort que ses allégations ne soient irrecevables ici : nous sommes chargés de vendre la collection Van Tilden après décès et nous ne pouvons pas prendre en considération l’origine de chaque objet ! L’honorabilité du défunt ne saurait être contestée…
— Aussi n’en est-il pas question, concéda l’huissier, mais s’agissant de bijoux volés à la suite d’un meurtre, ils doivent être mis sous séquestre et…
— Encore faudrait-il la preuve qu’il s’agit bien des mêmes parures, or sur quoi vous appuyez-vous pour l’affirmer ?
— Ceci !
Belmont avait extrait un dossier de sa serviette et l’ouvrait aux pages marquées d’avance : c’étaient des reproductions des pièces en litige, dessinées à la plume et coloriées, et également photographiées.
— Le doute ne me paraît pas possible, émit Aldo qui, grâce à sa haute taille, regardait par-dessus l’épaule de Lair-Dubreuil. Il y a sur l’un des médaillons une écorchure que l’on voit nettement sur les deux documents.
Son entrée en scène fut diversement appréciée. Langlois fronça légèrement le sourcil, mais lui tendit la main.
— Tiens, vous êtes là ? Je me demande s’il faut vraiment s’en féliciter, fit-il, mi-figue mi-raisin. Votre compétence est indiscutable mais, quand je vous vois, je me demande toujours quelle affaire bizarre vous amène !
— Mon métier, simplement ! Je suis venu acheter, mon cher ami.
La figure de John-Augustus, elle, s’était illuminée. Et il lui tomba dans les bras.
— Morosini ! Ça, c’est un morceau de chance ! J’avais bien dans l’idée puisque je suis en Europe de pousser jusqu’à Venise… et vous voilà !
— L’un n’empêche pas l’autre !…
— Je vous en prie, Messieurs ! coupa Lair-Dubreuil. Remettez à plus tard retrouvailles et mondanités ! Nous sommes confrontés à un cas épineux. Il semblerait en effet que ces pièces aient survécu au naufrage. Et vous avez, Monsieur Belmont, évoqué un assassinat ? Vous comprendrez aisément…
— Il vous fallait une preuve : la voici, mais si vous désirez aussi un témoin oculaire, j’ai ça aussi ! Nous autres, Belmont, ne nous embarquons jamais sans biscuits !
— Un témoin ? s’étonna Langlois. Sur un navire en perdition ?
— Une des femmes de chambre du Titanic qui avait en charge la suite de ma tante et celle de John Jacob Astor. Elle a vu une jeune fille inconnue sortir de chez notre parente et fermer en emportant la clef. Elle emportait un sac de cuir apparemment lourd. Intriguée, inquiète aussi, Helen – c’est son nom – s’est servie de son passe pour entrer : elle a découvert ma tante Diane poignardée devant le coffre ouvert. Elle a voulu appeler au secours, dénoncer la meurtrière, mais le bateau était pris de folie. On évacuait les femmes et les enfants – du moins on essayait ! Elle est alors tombée sur Astor qui avait pu apprécier ses services et qui lui a confié sa toute jeune épouse – enceinte par-dessus le marché –, puis Helen n’a pas revu sa meurtrière. Elle est restée longtemps au service de Madeleine Astor, même après son remariage, mais les choses se sont gâtées par la suite et voici peu, apprenant que ma sœur Pauline avait perdu sa femme de chambre, elle s’est présentée et, bien sûr, elle a été engagée aussitôt. Elle connaît admirablement son métier. Or, chez Pauline, elle a remarqué une photographie de notre tante d’Anguisola. C’est alors qu’elle a révélé ce dont elle avait été témoin la nuit du naufrage : la tante assassinée, les bijoux enfuis… Naturellement j’ai été prévenu et je suis allé demander l’avis de Phil Anderson, le chef de la police métropolitaine qui est un ami. Mais après tant d’années, où aller dénicher la meurtrière ?