Elle n'aimait pas Nicolas Rolin, mais de cette minute elle le détesta pour la joie orgueilleuse qu'il étala, pour la louange qu'il fit, ostensible et impudente, de l'aide anglaise. Ermengarde dut quitter la chambre pour ne pas sauter à la gorge du chancelier. Quant à Catherine, la colère qu'elle en éprouva allait changer certaines choses dans son comportement et déterminer toute sa conduite des mois suivants. En outre, Nicolas Rolin fut, dès lors, rangé par elle au nombre de ses ennemis personnels.
Catherine, le matin, se rendait volontiers à la messe à Notre-Dame en souvenir de ses habitudes de jeune fille. Cela lui permettait aussi, après l'office, d'aller embrasser sa mère et son oncle. Elle aimait trotter par la ville, aux heures fraîches du matin, quand la grosse chaleur d'août ne pèse pas encore sur les rues. Vêtue d'une robe de toile fine, un voile léger sur la tête, un missel à la main et une servante sur ses talons, Catherine gagnait sa place dans l'église sombre et assistait à la messe avec autant de ferveur qu'elle y mettait jadis de distraction. La puissance infinie de Dieu lui semblait le seul recours pour débrouiller l'imbroglio de son cœur et, jour après jour, elle implorait du ciel l'aide dont elle avait tant besoin.
Depuis la défection de Sara, elle avait élevé au rang de première femme de chambre l'une des servantes chargées de sa toilette. Perrine était une fille de dix-huit ans, fraîche, aimable et entièrement dévouée à sa maîtresse pour laquelle elle se fût jetée dans le feu sans hésitation. Elle était simple et paisible, ne posait pas de questions et Catherine appréciait ses qualités.
Or, un matin où toutes deux occupaient leur place habituelle, non loin de la chapelle de la Vierge Noire, un moine vint s'agenouiller auprès de Catherine. Il portait un froc brun, ceint d'une grosse corde, poussiéreux, dont le capuchon, rabattu sur sa tête, cachait une partie de son visage. Le peu que l'on pouvait voir de ce visage était d'ailleurs sympathique. Tout y était rond, le nez, la bouche et même les joues bien remplies. Mais quand il releva la tête pour dévisager sa voisine, Catherine vit que le regard était étrangement vif. Il se pencha, chuchota :
— Pardonnez mon indiscrétion, mais vous êtes bien dame Catherine de Brazey ?
— C'est moi, en effet, mais...
Le moine, rapidement, porta un doigt à ses lèvres :
— Chut !... Parlez bas ! Vous êtes celle que je cherchais. Madame de Champdivers m'envoie à vous. Je viens de Saint-Jean-de-Losne et je me serais présenté à votre hôtel si je n'avais craint la curiosité de vos serviteurs... ou même de n'être point reçu. Alors, je me suis renseigné.
Catherine lui jeta un coup d'œil rapide.
— Avec la caution de mon amie Odette, vous n'aviez point à craindre de n'être pas reçu, mon père. Que puis-je pour vous ?
— M'accorder quelques instants d'entretien... privé.
— Vous n'aurez qu'à me suivre après l'office. D'ailleurs la messe se termine. Nulle part nous ne serons mieux que chez moi.
— C'est que... Dame Odette m'a bien recommandé d'éviter messire de Brazey.
— Mon époux est absent, vous ne le rencontrerez pas.
La messe, en effet, tirait à sa fin. A l'autel, le prêtre se tournait vers les fidèles pour la dernière bénédiction. Quand il se fut retiré dans l'ombre du maître-autel, Catherine se leva, fit une profonde génuflexion et gagna la sortie, escortée de Perrine et du moine. Ils se retrouvèrent bientôt tous trois au grand soleil de la rue. Renonçant, pour une fois, à se rendre rue du Griffon, Catherine rentra chez elle en hâte. Elle était curieuse de savoir pour quelle raison Odette lui adressait cet étrange messager et ce qu'il pouvait avoir à lui dire.
Rentrée à l'hôtel de Brazey, elle congédia Perrine et fit venir le moine dans sa chambre.
— Voilà, fit-elle en lui désignant un siège. Nous sommes seuls, nul ne nous écoute. Vous pouvez parler en toute sécurité. Que puis-je pour vous ?
— Nous aider. Mais d'abord il me faut vous dire qui je suis. Je me nomme Étienne Chariot et, comme vous pouvez en juger à mon costume, j'appartiens à l'ordre des Frères Mineurs fondé par François d'Assise. Je viens du mont Beuvray où je vis ordinairement avec quelques autres frères.
Il raconta comment, appelé auprès du malheureux roi Charles VI sur la réputation que lui avait faite sa connaissance des simples et des plantes médicinales, il était devenu l'ami d'Odette de Champdivers, si attachée à soigner le roi fou. La « petite reine » avait apprécié le solide bon sens bourguignon de ce moine à la fois doux et énergique. Les tisanes qu'il composait avaient adouci bien souvent le sommeil du roi. A la mort du souverain, il avait regagné son Mont Beuvray, tandis qu'Odette revenait vers sa Bourgogne natale. Mais Catherine ne tarda pas à comprendre que, ce faisant, tous deux avaient un but secret : servir le roi Charles VII avec autant de dévouement qu'ils avaient servi et aimé son père.
— Nous avons pensé, l'un comme l'autre, conclut le moine, que nous serions plus utiles à notre maître chez son ennemi plutôt que dans le domaine royal à prier pour le succès de ses armes. Nous eussions, dame Odette et moi-même, trouvé aisément accueil auprès de Monseigneur Charles, mais nous avons choisi de revenir. La situation géographique du Mont Beuvray, dans l'enclave de Château-Chinon, est, en effet, exceptionnelle. C'est une mince pièce de terre, relevant du duc Jean de Bourbon, encastrée dans les terres bourguignonnes, exactement entre le duché de Bourgogne et le comté de Ne vers...
— Je vois, fit Catherine avec un sourire : un poste d'espionnage remarquable !
— Dites : un poste d'observation, corrigea frère Étienne. Surtout un point de passage excellent !
Catherine examinait attentivement son visiteur. Vu ainsi, dans la pleine lumière d'un rayon de soleil, il était moins jeune qu'elle n'avait cru, tout à l'heure, dans l'église obscure. Son teint était frais, son visage rond et rose avec une peau bien tendue, mais les pattes-d'oie se marquaient aux yeux et la couronne de cheveux grisonnait. En tant qu'homme, il n'était pas beau, trop en courbes, mais l'intelligence que reflétait son visage plut à la jeune femme autant que la bonté de son regard. Elle interrompit avec un sourire le cours de géographie politique d'Étienne Charlot.
— Je comprends parfaitement tout ceci. Mais je ne vois pas bien quel rôle je puis jouer.
Frère Etienne leva vers elle son regard soudain grave.
— Nous aider, je vous l'ai dit. Dame Odette prétend que vos sympathies vont au roi Charles VII... et vous êtes introduite largement à la Cour de Bourgogne. Vous pourriez être pour nous une source infiniment riche d'informations... Non, ne froncez pas les sourcils, je devine ce que vous pensez et ce que vous allez me dire. Vous n'êtes pas une espionne, c'est bien cela ?
— C'est un plaisir de vous entendre exprimer les choses aussi clairement.
— Pourtant, je vous prie de considérer ceci : la cause du roi Charles VII est légitime et juste parce qu'elle est celle de la France, alors que le duc Philippe ne craint pas de tendre sa main à l'envahisseur, dans le seul but d'accroître son pouvoir et l'étendue de ses terres.
Ces mots-là, Catherine les connaissait bien. Si souvent Ermengarde avait exprimé une opinion semblable ! Et puis, à peu de chose près, ils étaient la copie fidèle de ceux qu'Arnaud avait jetés au visage de Philippe, à Amiens.
Mais frère Étienne continuait :
— Pour une cause juste, il n'est rien d'avilissant. Celle du roi est noble entre toutes et sacrée. Il est l'oint du Seigneur. Qui le sert oblige Dieu lui-
même ! Et, à l'heure du triomphe, il saura récompenser ses serviteurs fidèles... bien que, ajouta-t-il avec un bon sourire, vous ne paraissiez pas être de ceux qui attendent quelque paiement de leurs actions.
— On dit pourtant le roi Charles léger, oublieux, tout occupé de fêtes et de femmes...