Volute. Et l'excitation de la jeune femme en robe rouge.

– Game-bit? marmonna-t-il.

– Je vais envoyer un détective au Portugal. Dès demain matin. Un homme sûr. Dévoué. Et extrêmement efficace pour retrouver les gens. Je sais où ma fille se dirige, Wilheim. Tu comprends? Je sais qu'elle va chez son père, Stephen Travis. En Algarve ou peut-être en Andalousie, quelque part, là-bas. Un Anglais et une petite fille. Mon détective les trouvera, très rapidement, si jamais elle passe avant que la nasse de Sorvan ne se referme sur elle. C'est ça l'opération commando.

Wilheim se servit un troisième verre.

– Quand il les aura trouvés on prendra les équipes les plus sûres et on ira sur place… Nous recupérerons Alice avec un papier légal du cabinet Huyslens et Hammer, faux évidemment et nous nous tirerons avec la gosse, vers notre nouvel univers… D'autre part…

Elle s'adossa contre l'arête de la table et son regard semblait calculer la trajectoire fatale d'une arne patiemment aiguisée.

– D'autre part, reprit-elle, le signalement du type à la Volvo ne semble pas correspondre au signalement de Travis, mais il nous faut envisager le pire, tout de suite…

– Le pire? marmonna Wilheim.

– Oui. Il a certainement envoyé un de ses amis à sa place. Lui il doit tout diriger depuis son coin perdu du Portugal… Tout ça pue le plan parfaitement préparé… C'est pour cela que nous allons partir là-bas, quand mon type l'aura détecté.

Elle s'assit brutalement sur sa chaise, éjectant d'un geste vif ses jambes de la surface du bureau.

Elle ouvrit un des tiroirs et en sortit un rouleau de papier coloré. Elle déploya une carte devant elle.

– Approche, émit-elle d'une voix rauque.

Il obéit, instinctivement, hypnotisé, littéralement mis sous contrôle, telle une marionnette, cette sensation qu'il aimait tant…

L'ongle rouge se ficha sur un endroit du vaste puzzle multicolore. La Suisse, reconnut-il.

Le grattement de l'ongle sur le papier. Le Sud de l'Espagne maintenant.

L'ovale rouge traversa le détroit de Gibraltar et franchit la frontière du Maroc espagnol. Stoppa un instant au sud-ouest de Marrakech, sur la côte.

Ensuite une longue ligne droite plein sud jusqu'à un point à l'ouest de l'Afrique. Dakar, lut-il à l'extrême pointe du continent, et de l'ongle.

L'Océan maintenant. Vernis écarlate sur le bleu roi de l'Atlantique. De petites taches jaunes et orange. Les Caraïbes, les Antilles. La Jamaïque. Panama. Le Venezuela. Le paradis. Le paradis sur terre.

Il fut irrésistiblement attiré par l'éclat cobalt qui vibrait dans la prunelle d'Eva.

Un éclat qui envoyait toute la formidable plénitude du monde qu'ils allaient bientôt rencontrer.

Ils seraient comme de jeunes loups lâchés dans la bergerie.

La robe rouge d'Eva prit soudainement cette couleur qu'il aimait tant.

Oh, putain oui, le paradis sur terre.

CHAPITRE VIII

Un soleil froid illuminait le Rhin et les quais de béton déserts. L'air était chargé d'odeurs diverses, un peu âcres, et les entrepôts désaffectés rouillaient doucement de part et d'autre du fleuve. Les vieilles industries, aciéries, sidérurgie, pétrochimie, qui avaient marqué la région s'effaçaient progressivement devant de nouveaux arrivants, une vague de tours de verre et de bâtiments à l'architecture basse, et parfois délicate. Au-dessus d'eux le ciel était d'un bleu monochrome. Il arrive qu'il fasse beau dans la Ruhr.

Toorop observait l'eau poisseuse et mordorée de divers carburants s'iriser sous la lumière jaune de la matinée.

À côté de lui, un grand type à lunettes, maigre, au dos voûté et aux cheveux vaguement blonds tombant par paquets sur la nuque s'agita dans l'immense duffle-coat, dans lequel il flottait. Vitali Guzman avait pour l'apparence vestimentaire autant d'intérêt qu'un cosmonaute en tenue de sortie pour une pince à sucre.

– Tu ne trimballes aucun document compromettant pour le réseau?

– Non, répondit Toorop, bien sûr que non. Ils parlaient en français, la langue maternelle d'Hugo. Une astuce de Vitali, au cas où un microespion serait tendu vers eux. Le français était aussi la langue de Mallarmé et de Voltaire, chose à laquelle Vitali était loin d'être indifférent.

Celui-ci s'absorba dans une intense réflexion.

– Tu es absolument certain que les types sur l'autoroute étaient armés? finit-il par lâcher, avec son accent prononcé, jurant avec la parfaite syntaxe.

Hugo ne lui en voulut pas. Il était normal qu'il envisage toutes les possibilités.

– Oui. Le genre de type que je détecte à des kilomètres maintenant, Vit.

Certains d'entre eux s'étaient retrouvés dans l'emblème gradué de son collimateur, à Bihac ou à Sarajevo. Des types qui venaient de Belgrade pour faire le coup de feu, amenés par autocars, comme pour un safari. Week-ends tchetniks, comme ils les appelaient. Pour une dizaine d'entre eux, au moins, le week-end s'était terminé plus rapidement et plus définitivement que prévu.

Vitali hocha la tête en marmonnant quelque chose.

Hugo comprit instantanément que le jeune ex-Berlinois de l'Est n'appréciait pas trop la situation.

Et Hugo s'en voulut, terriblement, de le solliciter ainsi inopportunément alors que les choses se complexifiaient, que l'histoire s'accélérait, encore et toujours. Que le réseau Liberty se développait dans toute l'Europe. Que partout des types et des femmes prenaient contact avec le réseau et se mettaient à travailler. La mise en fiche de tous les criminels de guerre. Des gens. Hommes, femmes. Des etudiants, des chômeurs, des ouvriers, des ingénieurs, quelques fonctionnaires de l'État, des scientifiques, des musiciens de rock, quelques flics, une poignée de militaires. Des écrivains.

En un certain sens, Vitali pouvait désormais se délivrer de certaines tâches, mais la gestion de cette phase d'expansion rapide s'avérait sans doute plus délicate que prévue.

Et maintenant il y avait Hugo Toorop qui rappliquait avec un problème imprévu sur les bras.

– Tout ce que je te demande c'est un conseil, reprit Hugo. Des hommes armés poursuivent cette gosse. Sa mère est vraisemblablement assez dangereuse… Et il y a deux trucs: un, je n'ai pas vraiment envie de voir le Réseau croiser la route de la maffia, ou toute autre organisation criminelle, sinon pour un approvisionnement en armes. Deux, je n'ai pas du tout envie de laisser cette fillette dans la nature, avec un gang de psychopathes armés jusqu'aux dents à ses trousses… Pas après tout ça, tu comprends?

Hugo enficha ses yeux dans les prunelles sans couleur du germano-russe:

– Elle est avec moi, maintenant… Tu m'en aurais voulu à mort de ne pas t'en avoir parlé.

Il comprit que le message avait été reçu.

Vitali se retourna vers le fleuve, puis vers la Volvo, à cinquante mètres de là, où se tenait une vague silhouette sur la banquette arrière. Puis il s'adossa à la rambarde à laquelle Hugo se tenait accoudé.

– Il va falloir être extrêmement prudent. Nous allons devoir mettre sur pied un plan d'action efficace… Et pour commencer tu vas aller à la maison numéro quatre.

Vitali lui tendait un trousseau de clés, Hugo s'en empara prestement et l'enfouit dans sa poche.

– Ensuite, reprit Vitali, tu prends une douche et tu dors. Dans l'après-midi je repasserai… Avec ce qu'il faut.

– Quel est ton plan? demanda abruptement Hugo.

Le sourire glacé de Vitali lui transmettait clairement que ce n'était pas tout à fait le genre de questions à poser. Mais il sembla changer d'attitude et une sorte de lueur vint éclairer son visage.

– Il faut que tu changes d'identité. Ensuite, il faut que tu fonces d'une seule traite jusqu'au Portugal te débarrasser de cette fille, la remettre à qui dieu voudra, et que tu remontes illico sur Paris sous une seconde identité. Aucun lien avec le réseau. Jamais.


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