5
En cherchant dans une pièce un objet qui ne s'y trouve pas, mais en cherchant bien, en cherchant longtemps – le temps qu'il faudra -, patiemment, à la loupe, au peigne fin, on doit malgré tout finir par mettre la main dessus. C'est l'opinion de Crab. La démonstration suit.
Ouvrez bien les yeux. Voyez: Crab dépose sa pipe sur le petit guéridon du salon. Puis il marche jusqu'à sa chambre, entre, et referme la porte derrière lui. Il fumerait volontiers une pipe. Il tâte ses poches, pas de pipe, jette un œil sur la table de chevet, pas de pipe, sur le bureau, pas de pipe, – ah ça! -, il écarte le rideau du cabinet de toilette: l'âme immortelle d'un savon dans sa soucoupe, rasoir, brosse et verre à dents alignés sous le miroir dépité, pas de pipe – ah mais! -, Crab fait volte-face, son regard balaye le sol de la chambre, lentement, avec méthode, aller-retour, quadrille le terrain, pas de pipe, décidément, ni l'ombre d'une, ni la fumée, ni l'écume. Crab se hisse sur la pointe des pieds, agacé, sa main aveugle inspecte le dessus de l'armoire – memento, homo, quia pulvis es -, il s'époussette, il éternue, des cendres froides, nulle pipe. Sous le coussin du fauteuil, pas davantage. Crab est bien forcé d'admettre son erreur. Sa théorie ne tient pas. Honnêtement, il en convient. Un doute subsiste au fond de lui, néanmoins. Mais il s'incline devant les faits. Et c'est en s'inclinant avec humilité qu'il triomphe et la découvre enfin, sa pipe, sous le lit.
Etes-vous convaincus? Ou voulez-vous qu'il répète l'expérience?
Qu'on le croie ou non, Crab s'en moque, voici l'histoire: un chameau lui affirma qu'il passerait aisément par le chas d'une aiguille – où est la difficulté? l'eau même le ferait, or je peux rester plusieurs jours sans boire. Il était d'ailleurs prêt à le prouver – quand il vous plaira. Puis, prenant congé de Crab affairé, il ajouta: – Dès que vous l'aurez retrouvée dans cette meule de foin, appelez-moi.
6
Crab s'initie à la peinture, sans peinture pour commencer, ni pinceau ni toile, ce serait gâcher le matériel, Crab ignore jusqu'aux principes de base de la peinture, il a tout à apprendre, les lois de la perspective qui donnent l'illusion du volume, du relief et de la profondeur de vue, en premier lieu, mais aussi comment marier, opposer, mélanger les couleurs, il s'y exerce donc mentalement, tout en esquissant à main nue des formes invisibles, gesticulant furieusement ou remuant juste deux doigts, selon qu'il brosse un fond ou soigne un détail, s'appliquant d'abord à reproduire ce qu'il a sous les yeux afin d'acquérir la technique et la maîtrise qui lui manquent encore pour entreprendre les vastes compositions imaginaires auxquelles il ose à peine songer.
Crab progresse néanmoins, si ses premières tentatives furent maladroites – qu'il détruisit rageusement en lançant de rudes coups de pied dans le vide -, il parvient maintenant à camper une vache irréfutable sur un pré en tout brin semblable à celui qu'il voit de sa fenêtre le matin. Plus tard, le vent retrousse la mousseline légère du rideau sur les fesses de mandrill du crépuscule: Crab se révèle un paysagiste hors ligne, coloriste subtil quoique dépourvu de couleurs, et donc difficile à apprécier comme il conviendrait.
Pour être franc, son travail paraîtrait sans doute encore un peu académique – la vache n'est-elle pas académique en soi, quasiment académicienne, et sa bouse même, académique en fait de merde comme nulle autre.
Mais Crab aujourd'hui se sent enfin maître de son art, assez pour briser les formes bovines qui contiennent le monde, lignes et cercles, cette géométrie de craie, pour l'effacer, pour appuyer jusqu'à l'éblouissement ou éclaircir jusqu'à la transparence les sept couleurs – il faut s'attendre prochainement à de grands changements sur terre, sous l'eau et dans le ciel.
– C'est un travail de haute précision, un ouvrage extrêmement délicat, j'ai besoin de solitude.
Ainsi parle le ver à soie qui vit dans l'intestin de Crab.
On ne sera plus déçu désormais en ouvrant une moule, on y trouvera bel et bien un œil, gris, bleu, vert ou noisette, cette fameuse surprise du premier regard en revanche sera préservée.
Parce qu'il est idiot, selon Crab, d'enterrer les morts avec leurs deux yeux comme neufs, mais si fragiles, tout en veillant à les dépouiller de leurs bijoux – pierres et métaux nés de la terre qui pourraient y séjourner à nouveau sans dommage -, alors même que l'on céderait avec empressement toute cette pacotille pour garder intact et à jamais vivant le regard amical qu'ils posaient sur nous.
Et parce qu'il est inadmissible, continue Crab, que les moules occupent un tel territoire sans en tirer meilleur parti: elles couvrent nos côtes comme autant de petites chaussures vernies déposées précautionneusement sur les rochers par des poupées qui marchent, mais ne savaient pas nager et ne reviendront jamais de leur tragique baignade – on appelle aujourd'hui méduses leurs jolies jupes multicolores à la dérive. Malheureusement non. Cette illusion ne résiste pas à l'examen. L'autopsie révèle que les moules abritent toutes dans leurs coquilles ce même bonbon mou, ce haricot pourri, cette noix de beurre rance, cette fiente de tortue, une bouchée suspecte et bien vite écœurante, recrachée avec sa minuscule et si vivace étrille.
Saluons donc l'initiative de Crab. Une seule des deux excellentes raisons qu'il invoque plus haut aurait d'ailleurs suffit à nous convaincre de son opportunité. L' œil sera à sa place dans cette coquille bivalve, enté au muscle adducteur, rafraîchi périodiquement par le flot salé, clignant et larmoyant comme aux plus beaux jours. Les parents, les amis n'auront qu'à entrouvrir le précieux coquillage pour se retremper dans le regard clair qui leur donnait vie.
Doit-on inversement reloger les moules dans les orbites vides du cadavre? Cette décision appartiendra aux familles. Crab estime qu'il serait indiscret et malvenu de légiférer sur ce point.
Serait-il le seul à savoir que les coquillages sont en réalité de niaises babioles folkloriques manufacturées? Un navire marchand qui en transportait une importante cargaison fut jadis coulé par des pirates. La compagnie ruinée cessa toute activité et dut se résoudre à fermer ses ateliers. On oublia l'histoire. Parfois une vague rejette sur la plage quelques-uns de ces coquillages habités par de tendres et peureux mollusques – c'est ainsi qu'on les prend naïvement aujourd'hui pour des productions marines, et non les tasses, les broches, les sifflets ni les dés à coudre du même genre. On, sauf Crab.