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C'est Crab, l'inventeur de la machine à broyer du noir. Une machine formidablement ingénieuse et efficace, dont quelques semaines de pratique assurent la parfaite maîtrise. Crab a toutes les raisons de s'en montrer fier. Cependant l'Institut national de la propriété industrielle refuse de lui délivrer un brevet, considérant que son invention ne diffère en rien de la classique machine à écrire.
D'une manière générale, les contributions de Crab à la science ne suscitent pas l'intérêt qu'elles mériteraient, tel encore ce vernis invisible uniformément appliqué sur les miroirs, grâce auquel votre visage réfléchi s'épanouira d'orgueil et de satisfaction quelles que soient l'estime que vous vous portez et la figure que vous faites réellement, en sorte que vous aurez chaque matin l'air agréablement surpris d'être vous-même.
Mais Crab pourrait multiplier les exemples.
Son projet de cosmogonie révolutionnaire – car nous n'allons quand même pas rester éternellement sphériques, n'est-ce pas? -, eh bien ce projet grandiose est fraîchement accueilli par les autorités scientifiques.
Et pourquoi, sinon parce que ces messieurs crèvent de jalousie?
Ainsi, le prix Nobel de physique a été décerné au professeur Y. pour ses remarquables travaux sur la désintégration fulgurante, tandis que Crab doit se contenter cette année encore du prix Nobel de la paix, ayant dérobé puis détruit les plans de la terrible invention du professeur Y.
Crab entreprend de dessiner les hirondelles, une à une, toutes. Sinon qui s'en chargera? La difficulté tient – à leur nombre, bien sûr, mais cela est affaire de patience, de persévérance, il n'en manque pas -, tient davantage au risque de dessiner deux fois la même hirondelle. Par chance, Crab jouit d'une excellente mémoire. Il fait aussi très attention. Quand meurt une hirondelle, il brûle le dessin qui la représentait – ce vieux document désormais inutile.
On le sait, Crab est modestement ambitieux. Quand il aura verni les baleines, il s'estimera satisfait. Quand il aura donné à la tortue les ailes du faucon, au faucon les cuisses élastiques de la grenouille, à la grenouille la roue du paon, au paon les bois du cerf, au cerf les pattes du cygne, au cygne la queue du lion, au lion la crête du coq, au coq les yeux du hibou, au hibou les nageoires du saumon, et au saumon la carapace de la tortue, quand il aura redressé les torts, Crab s'estimera satisfait.
Mais pas avant.
Puis il faudra songer à revernir les baleines.
Crab milite pour l'abolition des privilèges, pour la mise en commun des dons reçus à la naissance et leur redistribution équitable. Les mêmes armes pour tout le monde, le même équipement au départ, le même matériel de base, libre ensuite à chacun d'en disposer à sa guise, de développer ses goûts et dégoûts particuliers, de s'abandonner sans retenue aux penchants de sa nature – qui le feront ours ou moustique, ou hippocampe.
Et si le moineau ne profite pas de son petit moteur intégré pour suivre les hirondelles, on saura qu'il ne déteste pas sautiller dans la neige. Et si la taupe douée d'un regard perçant ne se nourrit plus que de cerises et de raisin, on saura qu'elle se forçait auparavant à avaler les larves, qu'elle surmontait sa répugnance pour ne pas mourir de faim. Et si l'homme, malgré sa langue bifide, continue à embrasser la femme, malgré ses canines acérées, on aura confirmation que l'amour peut se passer de la douceur.
Il y a maintenant assez de feu sur la Terre pour faire d'elle un soleil, propose encore Crab.
Cette frénésie soudaine qui s'empare de Crab et le précipite au piano où il constate alors, une fois de plus, que la virtuosité de ses doigts lui permet de soulever avec un réel brio le couvercle laqué du clavier, mais que le concert finit là, sèchement. Crab se penche pourtant sur le trésor révélé, brûlant de convoitise, il tend la main et rafle une pleine poignée de bijoux précieux, ivoire et ébène, qui s'effritent aussitôt dans sa main, éteints, dévalués, tels l'émeraude et le louis d'or qui scintillent dans l'eau à vos pieds et se transforment sous l'action corrosive de l'air marin en tesson et capsule de canette, c'était trop beau. Relâchés, cependant, ils retrouvent sous l'eau tout leur éclat – et de même, à peine Crab ôte-t-il ses doigts du clavier que les plaies se referment et que le silence se rétablit miraculeusement, ce qui tient en effet du prodige, et plus encore quand on sait que les thaumaturges patentés procèdent tout au contraire par imposition des mains.
Mais Crab ne peut toucher à la musique, elle lui échappe, elle coule entre ses doigts, elle durcit dans sa bouche, ses improvisations au violon et à la clarinette n'ont pas eu davantage de succès que ses pièces pour piano – le ciel s'entrouvre, voici l'averse promise qui fera mûrir les tomates, et Crab qui a remplacé les ardoises de son toit par des lames de xylophone s'attire maintenant les foudres du voisinage.
Aussi a-t-il sagement résolu d'abandonner ces instruments traditionnels et d'en fabriquer de nouveaux, à son usage, mieux adaptés à sa main, à ses dons particuliers. Il utilisera la pierre, l'éponge, des pattes de langoustes et d'autruches, des becs de calaos, des vessies de cachalots, des cartilages de raies, des squelettes entiers de girafes. Il en tirera de nouveaux sons, nouvelles notes, une gamme comme une jeune anguille, une musique rafraîchie. Pas immédiatement, on s'en doute, dès qu'il saura en jouer. Après tout, le premier facteur d'orgues ne pouvait qu'ignorer lui aussi la pratique de l'orgue. Et comment le premier luthier aurait-il su jouer du luth, n'ayant jamais de sa vie vu un luth, tenu un luth avant celui-ci, flambant neuf, issu de ses propres mains, étrange et bel objet, ce premier luth qu'il traita d'abord comme un tambour, par inexpérience, sur lequel il apprit ensuite à former des accords, patiemment, et qu'il ne maîtrisa tout à fait que de longues années plus tard?
Si chacun en passant frappe sur le même piano, le dernier arrivé ne tirera plus de lui que des plaintes aiguës et des phrases sans suite, il n'y a là rien de surprenant. Chacun doit se forger son instrument, n'est pas le premier à proclamer Crab. C'est la conclusion de tout ça.
Crab était aussi un médiocre flûtiste. Il prit des leçons chez les meilleurs maîtres. Il usa ses dix doigts, phalange après phalange – ainsi finira cul-de-jatte le coureur qui s'entraîne sur une piste d'émeri. Crab persévéra. La flûte ne quittait pas sa bouche, le moindre de ses soupirs y passait, rauque tout du long, son souffle embarrassé de bout en bout, sitôt dehors y retournant, bravement, avec son train de wagonnets poussif, grinçant, cachotant, dès le départ mal engagé. Ses efforts ne furent pas récompensés. Crab demeura un flûtiste médiocre jusqu'au jour où le miracle se produisit, enfin, le déclic tant attendu. Un rossignol vint se percher sur sa flûte et chanta.
Néanmoins, Crab ne manque pas d'oreille. Ce n'est pas lui qui confondrait ce silence pesant, imposant, qui émane de l'éléphant mort avec certaine vibration de l'air indiquant la présence dans les feuillages alentour d'un oiseau qui ne chante pas. Et cet oiseau, Crab peut vous le nommer.
Sa longue pratique de la méditation solitaire lui aura au moins appris à distinguer toutes les qualités de silence qu'une oreille non exercée considère du même air stupide. Il existe donc – entre autres – un silence à cordes, un silence à vent, un silence de percussion, qui ne se ressemblent pas davantage que les instruments mêmement nommés, s'il arrive aussi que leurs harmonies se mêlent dans un silence symphonique où alternent des mouvements lents et graves, ou martiaux, et de petites phrases sautillantes, de soyeuses arabesques, jouant ainsi sur des thèmes et des rythmes divers afin d'exprimer toute la complexité de la situation, quelle que soit d'ailleurs la situation.