I.
L’unique fenêtre de la ridicule petite maison s’ouvrait sur l’abîme d’où montait l’odeur du fleuve pourrissant que les dernières pluies d’automne avaient gonflé d’une argile livide, pleine de débris végétaux. À deux cents pieds plus bas, la Bidassoa roulait furieusement vers la mer les restes du flamboyant été basque, ainsi qu’un décor brisé. Mais la force du courant ne se marquait qu’aux longues traînées d’écume, et n’eût été le monotone grondement renvoyé de l’une à l’autre des vertigineuses falaises, l’énorme masse d’eau entraînée par son poids eût paru immobile et morte.
– C’est encore M. l’abbé, dit Mme Pouce.
Une fois de plus, elle parcourut du regard la pièce nue grossièrement blanchie, les dalles disjointes posées à même le roc et pourtant toujours suintantes, la cheminée trop large où le bois siffle et crache avant de pousser vers le haut une mince langue de flamme, fourchue comme celle d’une vipère, le lit de chêne vermoulu pour lequel on n’a pas trouvé de couverture assez large, les poutres du plafond si imprégnées de la suie résineuse des bûches de pin qu’elles ont le luisant de l’anthracite, l’échelle de planches qui débouche par une trappe, dans la soupente, l’étroit grenier à peine clos où ce prêtre inconnu a voulu qu’on dressât pour son neveu un lit de fer emprunté à l’hôtel et qui avec son édredon rouge garde sous les tuiles du toit, parmi les chevrons et les poutres tapissées de toiles d’araignée, son air honnête et bourgeois. Singulier caprice! L’hôtel du Lion d’Argent n’est pas riche, soit. Mais en cette saison, la clientèle est rare et même, depuis le départ du prétendu placier espagnol – un révolutionnaire sans doute – les cinq chambres sont vides… Quelle idée singulière de prétendre habiter tous les deux une ancienne remise dont se contentent à peine les Parisiens naïfs, venus par les trains de plaisir! Sous l’éclatant soleil d’août l’enseigne qui se balance au-dessus de la porte peut encore faire illusion à des imbéciles. Mais bosselée par la bourrasque qui à chaque bouffée la jette violemment contre le mur, déteinte par les averses, elle ressemble assez aujourd’hui à ces bidons de fer-blanc dont on effraye les corneilles. Ah! oui! singulier prêtre…
Elle se rappelle son arrivée voici bientôt quinze jours, le fiacre venu par la route de Luz, attelé d’une rosse biscayenne à dents jaunes et son cocher somnolent… Fille d’un mégissier toulousain, elle n’aime guère les gens de ce pays, et moins encore les curés, secs comme des sarments, tout en muscles avec ce regard méfiant des contrebandiers montagnards, traversé d’éclairs soudains. Mais ce curé-ci l’a rassurée du premier coup: une voix douce qui oublie parfois de rester grave, joue imperceptiblement sur certaines syllabes, les prolonge avec une sorte de tendresse. Et ce visage presque trop fin, trop régulier, marqué d’une tristesse qu’il arrive si rarement d’apercevoir sur une face d’homme, la discrétion de chacun de ses gestes, le sourire qui passe par instants sur les lèvres, y flotte longtemps, ce sourire dont elle dit qu’il semble revenu de tout… Le patron, M. Pouce, qui ne quitte plus guère sa chambre et achève lentement de mourir d’une mauvaise tumeur, est venu exprès dans la salle, pour voir son hôte. Il l’a écouté longtemps sans rien dire, penchant vers la flamme ses joues jaunes et crachant à petits coups dans les cendres, par politesse. «Drôle de curé, a-t-il dit, mais pas fier. Méfie-toi quand même: il a l’œil malin.» Et lorsqu’elle a voulu parler du neveu, il a cligné des paupières comme jadis, lorsqu’il contait des histoires graveleuses à la petite servante.
– Et que me veut-il, demanda le curé de Mégère. Qu’ai-je à faire avec ce… Il parlait sans élever la voix, d’un ton calme.
– La sollicitude des confrères est réellement accablante, madame Pouce. Comme n’importe quelle sollicitude d’ailleurs. Elles nous suivent jusqu’à la tombe, au sens exact du mot, et pour savoir ce qu’elles sont, il suffit de regarder les cortèges funèbres. Toutes ces sollicitudes, les sollicitudes de toute une vie, à la queue leu leu, le long des allées du cimetière… C’est un triste et dégoûtant spectacle, madame Pouce. L’hôtelière le regardait, s’efforçant de comprendre. Aux derniers mots elle respira.
– Bien sûr, fit-elle humblement. Mais quant à M. l’abbé Etchegoyen, voyez-vous, c’est ma faute. J’ai parlé un peu de vous, l’autre jour, comme ça, sans penser. Alors, il s’est mis dans la tête de faire votre connaissance. Dame! il n’y a pas plus curieux qu’un prêtre, c’est connu. Soit dit sans offense, car pour vous…
– Pour moi?
– On n’en rencontre pas souvent de pareils, conclut-elle en rougissant.
– Où est-il? demanda le curé de Mégère. Je ne veux pas le recevoir ici. Et d’ailleurs… Puisque vous parliez de moi, madame Pouce, vous auriez pu lui dire… Mon Dieu, que sais-je? Vous auriez pu lui dire, par exemple, que j’étais un homme dangereux…
Il haussa les épaules et effleura de la main, en passant, la joue dorée du petit clergeon, debout contre le mur. On entendit longtemps sonner son pas sur le chemin pierreux.
– Des prêtres tels que celui-là, mon garçon…, commença Mme Pouce. Accroupie devant l’âtre, elle soufflait sur les bûches noircies essuyant à son tablier ses yeux rougis par les cendres.
– Pour moi, reprit-elle, si jeune que le voilà, il a plus d’expérience que bien d’autres, c’est un homme qui connaît le malheur. Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non! Le dimanche à la sortie de la messe, faut les entendre interpeller chacun, chacune! Gare aux filles qui vont danser chez Caubert, à Andrain. Et si un gosse a seulement manqué l’Évangile, pif! paf! deux paires de claques. Même les vieux filent doux, ainsi!
Tout en parlant, elle continuait d’observer le petit clergeon d’un regard oblique.
– On trouve de tout chez les prêtres, pas vrai? C’est un métier pareil aux autres. N’empêche que je me suis laissé dire…
Elle se leva, secoua son tablier, et d’une voix qui s’efforçait de paraître indifférente, bien qu’elle frémît de curiosité:
– Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai? Un si joli garçon! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre. Qu’est-ce que tu dis, garçon?
– Moi, je ne dis rien, répliqua l’enfant, toujours sombre. Vous parlez tout le temps, madame Pouce.
– Oh! on ne peut pas te reprocher d’être bavard, fit-elle avec une admiration naïve. Il te fait donc un peu peur, ton oncle? Ou quoi?
– Non! protesta l’enfant, le regard dur. Je n’ai peur de personne, madame Pouce.
– Voyez-vous ça! Allons, petit, garde tes secrets. N’empêche que si j’étais ta mère…
– Je vous ai déjà dit que je n’avais ni père ni mère, madame Pouce!
– Tu l’aimes donc bien? reprit-elle après un silence.
Mais l’enfant pencha le buste hors de la fenêtre sans répondre et ses deux pieds quittant le sol, elle poussa un cri de terreur.
– Tu pourrais te tuer, galopin, fit-elle.
La voix du clergeon lui arrivait du dehors, curieusement déformée par la sonorité de l’abîme.
– Tout le monde l’aime, dit-il avec un rire amer.
– Jaloux! Avoue que tu es jaloux de ton oncle, jaloux comme une fille: d’ailleurs je m’en suis aperçue tout de suite, il suffit de vous voir ensemble… Mais c’est vrai, aussi, qu’on s’attache à lui, on est pris sans seulement y avoir pensé. Tiens, dès le premier soir, rien que sa façon de me parler de mon pays, de Toulouse… Une belle ville, Toulouse, mais faut la comprendre… Et lui, un homme du Nord, hein? des Ardennes?…
L’enfant se dressa sur les poignets, la tête et le buste rejetés en arrière, la pointe de ses souliers battant le mur. Le vent faisait flotter ses cheveux blonds.
– À Toulouse! fit-il d’une voix sifflante. Croyez-vous qu’il soit jamais allé à Toulouse? Il a raconté ça pour rien, pour vous faire plaisir. Et les gens le croient. On le croit toujours.
– Tu ne vas pas dire que ton oncle est un menteur?… insinua l’hôtesse, les yeux brillants.
Mais elle ne tira pas un mot de plus du petit clergeon qui, refermant la fenêtre, alla s’asseoir sur le lit où il demeura, le regard au plafond, les jambes ballantes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, Mme Pouce cédât la place en maugréant…
– Monsieur l’abbé, commença le curé de Mégère, je m’étonne un peu…
Il distinguait mal le prêtre inconnu qui sorti, à sa rencontre, l’attendait au bord du sentier, debout contre un mur, le visage dans l’ombre. Comme s’il devinait sa pensée, celui-ci fit un pas en avant. Quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face sans un mot.
– Pardonnez mon insistance, dit le visiteur, d’une voix rauque. Personnellement j’avais le plus grand désir de vous connaître. Depuis l’année dernière je remplis un modeste emploi auprès de Monseigneur, mais ma maison natale, où je vais presque chaque semaine, se trouve à Castet, derrière cette colline, tout près. Nous sommes donc un peu voisins.