– Je vous le promets, Lavobourg signera et ne me quittera pas. Mais pour faire parvenir ces convocations à leur adresse, comment ferai-je?

– Vous avez vu l’homme qui est venu tantôt de Versailles?

– Oh! parfaitement!

– Eh bien! cet homme qui est un ami sûr du général Mabel sera, dans la nuit de dimanche, au bal du Grand Parc avec vingt soldats de mon ancien bataillon du Subdamoun, caserné en ce moment à Versailles. Ces hommes me sont dévoués jusqu’à la mort. Ils seront à Paris dimanche, en civil. Ce sont eux qui déposeront à la dernière heure, entre les mains mêmes des parlementaires désignés, toutes les convocations après que vous les aurez remises à leur chef, l’émissaire que vous connaissez. J’ai fait retenir une loge pour vous au bal du Grand Parc qui commence à minuit et demi. Vous vous y rendrez avec des amis et Lavobourg, naturellement… À deux heures du matin, l’homme s’approchera de vous et vous lui donnerez le paquet sous le manteau.

– Tout cela est parfait!

– Ah! encore une grave besogne. Quand Lavobourg aura signé les bulletins, vous les mettrez vous-même sous enveloppe et vous inscrirez avec soin sur ces enveloppes les noms de la liste.

– Alors, dites-moi, Jacques… Il me semble… il me semble que je comprends… mais c’est bien audacieux ce que vous allez faire là… alors, vous… vous ne convoquez que les députés et sénateurs de la liste?

– Évidemment!

– Eh bien! et les autres?

– Les autres n’auront pas, par hasard, été touchés par la convocation qui se sera égarée ou qui leur arrivera trop tard… je tiens des bulletins en réserve que je ne leur ferai parvenir, à ceux-là, que lorsque tout sera terminé… et alors, nous serons en pleine légalité! Nous aurons déjà voté la révision de la Constitution!

– Et le président de la République dans tout cela?

– Nous laisserons le chef de l’État en dehors de toute l’affaire; il ne l’apprendra que lorsque les Chambres seront déjà à Versailles. Il n’aura pas à intervenir. On ne touchera pas à sa personne, ni à son grade, si j’ose dire. Et comme la loi n’aura pas été violée, il n’aura qu’à laisser faire. Son silence et son abstention, c’est tout ce qu’on lui demande, pour le moment.

– Et après? questionna Sonia, curieuse.

– Après, voici comment les choses vont se passer:

«À cinq heures du matin, les Chambres auront décidé la révision immédiate et la réunion de l’Assemblée nationale à Versailles pour le matin même. La séance durera dix minutes, pas plus. Là-dessus, les sénateurs et les députés qui représentent la nation et qui s’arrogent le droit de passer, en une pareille crise, au-dessus de la procédure inutilement dilatoire de l’inscription et de la publication au Journal officiel, se rendent à Versailles (des autos seront prêtes). À sept heures, l’Assemblée nationale entrera en séance et décidera de commencer la révision sur l’heure, émettra un vote déclarant suspect le gouvernement, nommera pour la durée des travaux de révision un gouvernement provisoire réduit à sa plus simple expression: un duumvirat!

– Qui seront les duumvirs?

– Moi et votre ami Lavobourg… chargés, comme on dit, d’expédier les affaires courantes, de veiller à la sécurité de l’Assemblée et de protéger ses travaux.

– Mais croyez-vous que l’Assemblée vous suivra dans cette voie?

– J’en suis sûr. D’ici là, je l’aurai effrayée. Ils feront ce que je voudrai. Le président du Sénat à qui revient la présidence de l’Assemblée aura, à Paris même, signé un ordre donnant au général Mabel, commandant la place de Versailles, la garde de l’Assemblée nationale. Quand l’Assemblée arrivera là-bas, elle trouvera avec joie toutes les troupes debout et mon fameux bataillon dans la cour du château, tout cela prêt à la soutenir et à la défendre, mais entendez-moi, Sonia, prêt aussi à la faire marcher, si j’en donne l’ordre à Mabel!

– Mon Dieu! tout ce que vous me dites-là est à peine croyable… Mais, à Paris, dès que le bruit des événements du matin se répandra et que l’on saura ce qui se passe à Versailles, le gouvernement, qui dispose de tout Paris, marchera contre Versailles!

– Vous oubliez qu’il marchera alors contre la loi!

– Eh! mon cher, ne jouons pas sur les mots. Il prétendra que c’est vous qui l’avez violée!

– Non, il ne prétendra pas cela, car je ne lui en laisserai pas le temps!

– Et Flottard! Vous oubliez Flottard! le gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris! Il accourra avec ses troupes.

– Ah çà! mais Sonia, vous ne m’avez donc pas entendu? Je vous ai dit que l’Assemblée nommera immédiatement un gouvernement provisoire de duumvirs dont je serai le chef. Il n’y a pas cinq minutes, vous entendez, cinq minutes que j’aurai été chargé, moi, par l’Assemblée légale de la nation, de sa sécurité, que j’aurai expédié téléphoniquement l’ordre d’arrêter Flottard et tous les membres du gouvernement déclarés suspects et la plupart de nos plus fortes têtes!

– Jamais Cravely n’obéira!

– Me prenez-vous pour un niais? Croyez-vous que j’aie besoin de cet imbécile? C’est la préfecture qui marche, ma chère Sonia!

– J’ai toujours dit que le préfet de police était un parfait galant homme!

– Oh! il ne marchera que si nous réussissons! Il ne voudra rien faire avant le coup de téléphone de Versailles, mais alors, couvert par une pseudo-légalité, il sera à fond avec nous. Jusqu’à cette minute, il ne nous servira qu’à isoler ceux dont nous voulons être débarrassés. Certains fils téléphoniques reliant les ministères au Palais-Bourbon seront, à partir d’une certaine heure, dans l’impossibilité de servir! Oh! nous avons pensé à tout! On pigera ces bons messieurs de l’extrême-gauche au lit. Oh! on ne leur fera pas grand mal! Ils auront un réveil étonné, voilà tout! Et maintenant, avez-vous confiance?

– Quel homme vous faites, Jacques! Si vous réussissez, où vous arrêterez-vous?

– Moi, mais ma chère, vous oubliez que je suis avant tout un bon républicain.

Ils en avaient fini avec les bulletins. Il en fit un paquet qu’il enveloppa simplement dans un journal et le lui tendit:

– Tenez! Vous avez dans vos belles mains la destinée de la République…

Il savait ce qu’il faisait en se débarrassant entre ses mains du précieux colis. D’abord s’il pouvait redouter personnellement une hésitation dernière de ce cœur pusillanime de Lavobourg, il était sûr que celui-ci ne saurait point résister à Sonia et qu’il signerait sur sa prière ou sur son ordre. Ensuite, l’affaire maintenant était en route quoi qu’il arrivât!

La jeune femme accepta le dépôt avec une allégresse intérieure sans égale.

Elle s’était rapprochée de lui et le brûlait de la flamme ardente de son regard.


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