– Quelle tabagie! s’exclama-t-elle… je croyais que vous ne fumiez plus de cigare! et vous prenez de l’alcool, maintenant?

Lavobourg était étendu sur un divan et s’était fait servir une fine champagne.

Lavobourg stupéfia, cet après-midi-là, Sonia Liskinne par l’empressement plein de bonne humeur avec lequel il se soumit à tous ses caprices.

Il ne s’étonna de rien et quand il sut ce qu’on attendait de lui, il se mit immédiatement à la besogne et signa tous les bulletins de convocation qu’on lui présenta.

À six heures, le valet de chambre de Lavobourg, sur un coup de téléphone de son maître, vint avec une valise l’habiller.

Sonia avait dit en riant à son ami qu’il était son prisonnier, qu’elle ne lui permettrait pas de faire un pas sans elle, prétextant qu’on pouvait avoir besoin de lui d’un moment à l’autre.

En secret, il glissa un pli à son valet de chambre qui reçut la commission de courir chez Hérisson. Le valet de chambre le quitta et revint le trouver presque immédiatement. Au moment de sortir de l’hôtel, on lui avait fermé la porte au nez et deux individus l’avaient assez grossièrement invité à venir faire une partie de cartes avec eux, dans la loge du concierge.

– C’est bien, Jean, fit Lavobourg en reprenant le pli: qu’il mit dans sa poche, allez jouer aux cartes, mon ami, et ne faites ici que ce que l’on vous permettra de faire. Vous êtes aujourd’hui aux ordres de Mlle Liskinne.

Lavobourg alla trouver sa belle maîtresse et lui fit part de l’incident, sans en montrer, du reste, aucune méchante humeur.

– Vous faites bien de ne pas vous froisser, mon ami, lui dit Sonia. La consigne est générale. Le secret est dans cette maison. On ne doit plus en sortir… qu’avec moi! Askof va venir tout à l’heure. Bien que je vous recommande de ne rien lui dire qui ne soit absolument nécessaire, lui non plus ne nous quittera plus.

Et comme Askof entrait justement:

– Voici le baron! Eh bien! partons! Où allons-nous dîner?

Ils allèrent dîner au bois, puis ils passèrent une heure dans un petit théâtre à la mode. Partout, ils firent sensation. D’abord, Sonia était très en beauté et on admirait aussi «l’abatage» de Lavobourg que quelques-uns croyaient déjà sous les verrous.

Dès dix heures du soir, au Grand Parc, et dans les dancings, c’était une trépidation étourdissante et continue. Paris s’était mis là à virer, à tourner, à fox-trotter, à tanguer.

On jouissait de l’heure, dans la terreur du lendemain. Allait-on périr? Allait-on être sauvé? En attendant, dansons!

Et les modes, comme aux pires temps du Directoire, donnaient à cette cohue un air de mascarade.

C’étaient, dans la corbeille des loges, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales. Mais la plus belle et la plus admirée, ce soir-là, était, entre Lavobourg et le baron d’Askof, qui avaient la fièvre de ce merveilleux voisinage autant que de leur vengeance prochaine, c’était la belle Sonia.

Quand elle apparut dans sa loge et qu’elle laissa tomber son manteau, il y eut un murmure d’admiration.

Parmi ceux qui la dévisageaient avec le plus d’assiduité étaient trois personnages assis à une table à quelques pas de la loge.

C’étaient trois braves bourgeois qui ne devaient guère être habitués du lieu.

Ils paraissaient être plus offusqués par tout ce qu’ils voyaient que transportés d’enthousiasme! et la toilette de Sonia en particulier semblait exciter leurs critiques.

L’un d’eux fixait même l’artiste avec effronterie. Elle tourna la tête et ne s’occupa plus de ces trois imbéciles qui ne savaient point rendre hommage à la beauté quand celle-ci fait la grâce aux passants de lui montrer un peu de ses aimables secrets.

– Détourne la tête, courtisane éhontée, fit M. Barkimel à mi-voix, assez prudemment pour n’être entendu que de ses voisins, rougis si tu le peux encore, du scandale que tu provoques, femme indécente! mais tu ne feras pas baisser les yeux à un honnête homme!

Mais M. Florent était d’un avis différent. Il ne l’envoya pas dire à M. Barkimel. Les deux amis se chamaillèrent si bien que tout à coup M. Hilaire, visiblement agacé, se leva en priant ces messieurs de ne point se déranger et en leur annonçant qu’il serait de retour tout de suite. Et il sortit du bal. C’était la troisième fois qu’il se livrait à ce manège.

Il est incompréhensible! exprima M. Florent, et je me souviendrai de sa journée de congé!

Comme notre maître épicier venait de sortir, un monsieur, copieusement barbu, enveloppé d’un ample pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre mou qui lui descendait sur les yeux, vint s’installer sur sa chaise.

– Cette chaise est prise, déclara M. Barkimel.

– Elle appartient à un de nos amis qui va venir et qui ne sera pas content de trouver sa place occupée, ajouta M. Florent.

Mais les deux braves bourgeois pouvaient dire tout ce qui leur plaisait, l’intrus ne paraissait même pas les entendre.

– Enfin, monsieur, êtes-vous sourd?

– Quoi? monsieur? Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que vous dites?

– Nous vous disons que cette chaise est retenue!

– Non, messieurs, non, cette chaise n’est pas retenue. Quand une chaise est retenue, on met quelque chose dessus, mais il n’y avait rien sur cette chaise. Je la garde.

– Ah ça! mais, monsieur, exprima M. Florent avec une grande dignité qui fit l’admiration de M. Barkimel, ah ça! nous prenez-vous pour des imbéciles!

Oui, messieurs! répondit l’homme au chapeau mou.

MM. Barkimel et Florent se regardèrent avec des yeux de flamme comme s’ils se consultaient pour réduire en bouillie cet impertinent personnage; puis, M. Florent, toujours avec la même dignité, laissa tomber ces mots:

– Du moment où vous le prenez sur ce ton, monsieur, nous n’avons plus rien à dire!

– Très bien! fit M. Barkimel.

L’homme, avec sa chaise, s’éloignait insensiblement de la table, se rapprochant ainsi de la loge occupée par la belle Sonia.

– Il a peur! dit M. Florent.

– Tu lui as bien «rivé son clou», dit M. Barkimel.

Sur ces entrefaites parut M. Hilaire, qui s’étonna de n’avoir plus de chaise.

– C’est monsieur qui vous l’a prise! expliqua M. Barkimel.

– Par exemple! s’écria M. Hilaire.

À ce moment, l’homme quitta la chaise et s’appuya de dos contre le coin de la loge de la belle Sonia et M. Hilaire courut reprendre son siège, ce qui fit sourire l’homme.


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