– Il n’a point «pipé», observa M. Barkimel. Au fond, c’est un lâche.

– Sans compter qu’il a de drôles de façons, cet olibrius, fit remarquer M. Florent. Regardez-le, comme il se glisse devant la loge, les mains derrière le dos!

– Moi, si j’étais à la place de la belle Sonia, je me méfierais! et je ne laisserais point pendre comme ça mon réticule!

– Tenez! voilà l’homme qui passe devant le réticule! Il est passé! et le réticule est parti!

– Au voleur! s’écria M. Hilaire d’une voix éclatante.

L’homme était déjà loin, se faufilant parmi les groupes du côté de la porte de sortie!

M. Hilaire se précipita: «Au voleur! Arrêtez cet homme!» M. Hilaire fut immédiatement entouré, bousculé et même frappé.

– Quel voleur? Quel voleur? lui criait-on, et on le rouait de coups.

M. Hilaire, dégagé par un garde municipal, put enfin donner des explications:

– C’est un homme qui a volé le réticule de la belle Sonia!

Tous les regards se tournèrent vers la loge de l’artiste.

– On vous a volé votre réticule? demanda le garde.

– Moi? répondit la belle Sonia, mais je n’avais pas de réticule!

– Mais enfin, je n’ai pas rêvé, s’écria M. Hilaire, exaspéré… Il y avait bien là, tout à l’heure, un réticule qui pendait hors de la loge et que madame tenait à la main!

– Cet homme est fou! dit la belle Sonia.

– Quand on a l’habitude de se divertir à ce genre de plaisanterie, fit un autre, on reste dans les bals musette!

– Monsieur n’a pas l’habitude de fréquenter le beau monde, fit tout à coup une voix étrange, sourde, rauque, rocailleuse, qui semblait sortir de terre.

À cette voix, M. Hilaire tressaillit.

Il aperçut un vieillard effroyablement cassé en deux par les ans qui se traînait ici et là, comme une larve, laissant derrière lui, à presque toutes les tables et sur le bord des loges, quelques-unes de ces petites cacahuètes dont il portait un petit baril plein, à son bras tremblant.

– Ah! voilà Papa Cacahuètes! voilà Papa Cacahuètes! criait-on à diverses tables.

M. Hilaire avait enfin trouvé le marchand de cacahuètes qu’il cherchait. Il était tel que Mlle Jacqueline le lui avait décrit. C’était bien lui qui intéressait tant la marquise du Touchais.

Alors, il oublia tout le reste pour ne plus s’occuper que de Papa Cacahuètes et il revint s’asseoir à sa table en épiant toutes les manœuvres du singulier vieillard.

M. Hilaire, en lui-même, se répétait: «Cette voix! Quelle est cette voix? J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, moi! Mais quand? Il me semble qu’il y a longtemps! longtemps! Bon! le voilà qui revient par ici! Attention! Il passe le long des loges! Voilà qu’on lui fait signe de la loge de la belle Sonia… Mais il s’en fiche! Il ne se presse pas plus pour ça! Là! Le voilà qui dépose un cornet de papier rose sur la loge. Mais qu’est-ce qu’elle a, la belle Sonia? Eh bien! et le monsieur à la barbe d’or qui est à côté d’elle, il ne va pas se trouver mal!»

De fait, dans la loge, le passage du Papa Cacahuètes faisait sensation. Sonia s’était d’abord amusée de ce vieillard bizarre, accueilli par les cris et les lazzis de tous. Puis elle s’était étonnée que la direction d’un établissement aussi riche permît à ce pauvre vieux de venir traîner ses loques au milieu de tout son luxe.

– Ah! c’est qu’il est bien difficile d’empêcher le père Cacahuètes de passer par où il veut! dit Askof! Il est connu dans tous les établissements de nuit! Il est l’ami de tous les fêtards, de toutes les noceuses… On dit qu’il a plus d’argent qu’il n’en a l’air et qu’à force de vendre des olives et des cacahuètes, il a amassé un petit magot… Il y a beaucoup de légendes qui courent sur le père Cacahuètes!

– J’ai entendu dire, émit Lavobourg, qu’il était de la police!

– C’est possible! répliqua le baron. Tout est possible dans cet ordre d’idées. Mais le père Cacahuètes me paraît bien vieux, bien délabré pour qu’on attache quelque prix à ses services!

– Qu’y aurait-il de surprenant à ce que la police usât de lui pour faire parvenir certains mots d’ordre! exprima Lavobourg à mi-voix. Nous en avons bien eu l’idée, nous!

– Justement! fit en riant le baron d’Askof… j’ai eu cette idée de cacahuètes en voyant certain soir le père Cacahuètes distribuer sa marchandise avec des airs de mélodrame à ses clients! Tenez, voilà le père Cacahuètes qui revient… faites-lui signe!

Lavobourg appela le bonhomme, Askof, au fond de la loge, le regard tranquille et le cœur en repos, regardait venir Papa Cacahuètes.

Le pauvre vieux s’avança sans se presser et demanda à Sonia, de son effroyable voix rauque et sourde:

– Olives? Cacahuètes?

– Cacahuètes! répondit Sonia.

– Pour combien, belle madame?

– Pour ce que vous voudrez.

Le bonhomme prit une cuiller et s’en servit pour verser sa marchandise dans un cornet de papier qu’il ferma et qu’il déposa sur le bord de la loge.

Sonia aussitôt ne put s’empêcher de jeter un léger cri…

Le cornet était de papier rose… exactement le même papier que celui qui contenait la fameuse liste qui avait été dérobée chez Jacques et retrouvée d’une façon si inexplicable chez elle!

– Oh! ce papier! dit-elle à voix basse.

Et elle avança sa main tremblante.

– Qu’est-ce qu’il y a, belle dame? demanda la voix rauque et sourde. C’est-y que ma marchandise ne vous plaît point?

– Si! Si! répondit hâtivement la belle Sonia, en finissant de développer le cornet.

Alors, sur le papier déplié, elle lut: «Vive le commandant Jacques!»

– Ne trouvez-vous point cela extraordinaire? murmura-t-elle en montrant le papier à Lavobourg.

– J’ai des devises pour tous les goûts, moi! Papa Cacahuètes se fiche pas mal de la politique! J’ai des devises: «Vive le commandant Jacques!» et j’en ai d’autres: «Vive le gouvernement!» Mais personne n’en veut, personne n’en veut du gouvernement! C’est bien dommage, il va me rester pour compte.

– Ça va, ça va! fit Lavobourg impatienté.

– C’est bon, je m’en vais, fit Papa Cacahuètes. Mais, t’nez, v’là quelques cacahuètes par-dessus le marché! c’est pour le monsieur qui vous accompagne, belle dame! non pas celui qui est si impatient, l’autre là-bas, celui qu’est au fond et qui ne dit rien!

Le baron tendit la main en souriant.


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