Maintenant, elle avait tout oublié de ce qui s’était passé entre sa fille et elle, rien n’existait plus pour elle que les treize cacahuètes!

Et elle entourait son Georges de ses bras tremblants.

– Qu’est-ce que tu as fait, mon pauvre petit? fit-elle en le regardant comme une mère peut regarder son enfant condamné à mort.

Il haussa les épaules:

– Est-ce que je sais, moi? Il me le dira ou me le fera dire peut-être avant que je crève!

– Tais-toi! tais-toi! ne dis pas cela! Si tu étais sûr de cela, tu ne me le dirais pas! Tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi… Tu lui es trop utile! La dernière fois, il a bien pardonné! Il pardonnera encore cette fois!

Askof secoua la tête. «La dernière fois, il m’a averti. Il m’a dit que c’était “la dernière fois”! et, tu sais, quand il dit quelque chose! Enfin… que veux-tu? nous n’avons plus qu’à attendre!

– Mon pauvre petit! Mon pauvre petit! Et tu n’as pas essayé de fuir? Il eut un sourire sinistre.

– Où? Tu sais bien que si je n’étais pas rentré chez moi, directement, il me faisait régler mon compte! As-tu donc oublié ce qui est arrivé à Bastard? Sitôt qu’il eut reçu les treize, il a voulu prendre de l’air. Le lendemain, sa veuve allait reconnaître son cadavre au dépôt mortuaire! Non! vois-tu, je suis rentré!

– Mais nous ne serons donc jamais débarrassés de cet homme?

– Jamais!

– Mais il ne mourra donc jamais! Mais on ne le tuera donc jamais, lui!

– Le tuer! La mort lui obéit! Si tu savais! je ne t’ai dit que la moitié de ce que je sais de cet homme et moi-même je suis encore si ignorant de tant de choses qui constituent sa puissance! Tu souhaites qu’il disparaisse, malheureuse, tu souhaites par cela même notre ruine! Car crois bien qu’il a tout prévu et qu’il ne redoute nulle trahison. Un jour, il m’a dit: «Le lendemain de ma mort, même de ma mort naturelle, vous serez perdus, vous et les vôtres…

– Quel supplice! Ne me diras-tu donc jamais, Georges, ce que tu as fait pour être ainsi dans la main de ce monstre?

– Ce que j’ai fait! Il n’a eu qu’à ouvrir la main et j’y suis tombé! Je voulais de l’or et cette main en était pleine!

– Mais tout cet or, où le prend-il?

– Quand on a tous les secrets du monde, Véra, on a tout l’or du monde! Seulement, avec cet or, il m’a acheté! et sa main m’a retenu pour toujours! À cet homme, j’ai vendu mon âme et mon corps et mon intelligence, et mon cœur… et ma haine… oui, j’ai vendu jusqu’à cette chose sacrée: la haine! Écoute Véra, il faut que je te dise des choses, car demain… qui sait si demain je serai encore là pour te les dire?

– Tais-toi, Georges! tu ne le crois pas… et si cela arrivait, je te jure que je saurais te venger, moi!

Il se dressa devant elle dans une agitation subite.

– Le saurais-tu Véra, le saurais-tu?

– Je le tuerais! Moi-même, je le frapperais, pour qu’il sache bien que c’est toi que je venge, Askof!

– Ce que tu appelles me venger, Véra! faire mourir un homme comme tout le monde!

– Que voudrais-tu donc?

– Que tu le laisses vivre! Mais quelle agonie, quelle lente agonie serait la sienne, si tu t’y prenais bien! Écoute, je vais te dire certaines choses, et puis tu trouveras les autres, qui constituent une partie du secret de cet homme, dans une lettre cachetée que je te montrerai!

À ce moment, on entendit un singulier sifflement dans la rue. Askof se dressa, effaré, s’avança jusqu’à la fenêtre, souleva légèrement un rideau; il regarda dans le noir, dans la nuit épaisse du square. D’autres coups de sifflet plus éloignés se firent encore entendre, semblant se répondre les uns aux autres.

Askof laissa retomber le rideau et revint auprès de Véra, frissonnante.

– Je suis bien gardé, dit-il… Ils sont sûrs que cette nuit, pendant qu’on fait le coup et que l’autre cambriole la République… je ne pourrai pas le trahir!

Et il ricana atrocement en pensant à Lavobourg, qui devait faire cette besogne-là tout seul!

– Je suis sûre que tu as fait des bêtises! dit Véra en essayant de le confesser. Si tu n’avais rien fait, il ne te surveillerait pas ainsi et il n’aurait pas joué à te terrifier avec ces treize cacahuètes!

– Oui, j’ai fait des bêtises, avoua Askof en allumant une cigarette, puis en ouvrant sa cave à liqueurs, dans laquelle il prit le flacon de «vodka»… C’est moi qui ai donné les indications grâce auxquelles la police a pu mettre la main sur les papiers de Jacques et de Lavobourg… Tu as vu s’ils ont traîné longtemps dans la poche de Carlier, les papiers, ce qu’il a eu vite fait de les faire reprendre, le vieux, et comment! Mais quoi! j’avais perdu la tête! Quand je pense que l’autre va pouvoir réussir! que tout le pays l’attend! qu’il a pour lui les hommes, les femmes, la République! Ah! Véra! tu ne trouves pas ça monstrueux, toi?

– Ce que je trouve extraordinaire, vois-tu, Georges, dans cette affaire, c’est que tu marques tant de haine pour un homme qui ne t’a jamais fait de mal et qui, tout au plus, devrait te laisser indifférent! Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu le détestais ainsi!

– Si! je te l’ai dit cent fois! Parce que tout le monde l’aime!

– Parce que Sonia Liskinne l’aime? corrigea Véra soupçonneuse et jalouse.

Alors il éclata:

– Le moment est venu de te dire pourquoi je le hais! Je le hais parce que c’est mon frère!

– Hein?

– Première confidence! ce ne sera pas la seule, aujourd’hui! ajouta-t-il, d’une voix basse et inquiète, mais écoute… écoute ce qui se passe dans la rue!

Et il retourna hâtivement à la fenêtre.

Trois coups de sifflet venaient de retentir à nouveau. De nouvelles ombres glissaient rapidement devant les grilles du jardin, semblant aller au-devant d’une petite troupe qui accourait… Et puis Askof ne vit plus rien… Tout se perdit dans la nuit.

Il lâcha le rideau, s’en fut à une table-bureau dont il souleva l’ébénisterie et il montra à Véra une grande enveloppe cachetée qui était très ingénieusement dissimulée là.

La lettre dont je t’ai parlé, dit-il dans un souffle et il laissa aussitôt retomber sur elle la plaquette qui dissimulait merveilleusement la cachette.

Véra, alors toute bouleversée de l’extraordinaire confidence, reprit:

– Son frère! Tu es donc un Touchais!

– Et le premier! fit Askof en vidant son verre plein de vodka… C’est moi qui devais porter le titre de marquis! C’est à moi qu’il appartient, à moi seul! Mais il me l’a volé! Jacques m’a tout volé! Comprends-tu pourquoi je le hais?


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