– Non, fit Véra en secouant la tête… non… je ne comprends pas! je sais qu’il avait un frère aîné qui est mort en Amérique… et à moins que tu ne sois ce frère-là!

– Je le suis!

– Tu n’es donc pas un Askof?

– Tu ne l’as jamais cru!

– J’ai cru tout ce qu’il t’a plu de me dire, Georges, tu le sais bien! Nous autres, quand nous aimons, nous ne demandons qu’une chose, c’est qu’on nous aime et le reste importe peu… Et il n’y a qu’un crime qui, compte pour nous, c’est la trahison de celui que nous aimons! Va donc; mon chéri, va! raconte-moi ton histoire: n’aie peur de rien! Puisque je t’aime tel que tu as été! Toi, le frère de Jacques! mais tu ne lui ressembles en rien!

– N’est-ce pas? Je te remercie de ce cri-là! Je le crois bâtard, ma chère! et c’est un bâtard qui m’a volé ma place, mon rang!

Et la fortune! ajouta Véra.

– Non! la fortune, c’est moi qui l’ai mangée! Il me fallait bien une revanche, hein? Ah! si tu savais ce qu’un gamin, gâté comme je l’ai été par une mère malheureuse, peut souffrir lorsque, grandelet, déjà, il voit tout à coup les caresses de sa mère se détourner de lui pour se répandre sur le nouveau-né, sur le petit frère inattendu, tard venu, qui, du jour au lendemain, devient le petit roi de la maison!

Pour en finir avec cette première période de mon histoire, sache qu’un beau jour je l’ai si bien arrangé à coups de bêche qu’il faillit en mourir!

Alors, on m’expédia, on m’exila en Angleterre. Depuis ce jour-là ma mère et mon frère ne m’ont jamais revu! Comprends-moi bien, ils ont pu apercevoir, connaître même le baron d’Askof, mais, pour eux, Bernard (c’était mon nom), Bernard est mort! D’Angleterre, j’étais allé en Amérique où là j’ai mangé carrément dans les affaires et dans certaines histoires où se trouvait engagé l’honneur de mon frère, toute la fortune ou à peu près!

Ce que fut ma vie à cette époque, toi qui me connais, tu peux l’imaginer! Je ne reculais devant rien! J’avais la joie infernale de savoir que chacune de mes nouvelles… disons de mes nouvelles imaginations… frappait les autres, là-bas, en France, les déchirait, les ruinait et enfin par un dernier coup, à San Francisco, j’avais rêvé de déshonorer à jamais le nom des Touchais, quand, soudain, un pauvre vieillard est venu frapper à ma porte.

Ce pauvre vieillard, tu l’as reconnu, c’était lui! C’était celui que tout le monde appelle ici «Papa Cacahuètes.»

– Mais son nom! son nom! supplia Sonia.

– Ne souhaite pas de savoir jamais son nom, Véra… tu ne le sauras que lorsque je serai mort! Alors, tu ouvriras cette lettre que je t’ai montrée et tu y liras en toutes lettres son nom!

– Et tu t’es donné à cet homme?

– Oui! Et quand cet homme est sorti de chez moi avec ma signature, je savais que je venais de m’asservir à l’une de ces natures infernales qui sont assez puissantes pour peser sur le destin du monde!

– Mais à qui? À qui t’étais-tu donné?

– Véra, quand j’ai dû, pour la première fois, te parler du marchand de cacahuètes…

– C’était la première fois que je te voyais aussi pâle, aussi défait…

– C’est que c’était la première fois que j’avais fait éclater sa colère. Et il a bien fallu que je me confesse à toi, que je te dise que ma vie dépendait de cet homme, qu’il était le maître de mes secrets et l’instrument d’une terrible association politique dont j’avais consenti à faire partie un jour de détresse, et à laquelle je devais obéir aveuglément! Or, je t’ai menti, Véra, quand je t’ai parlé d’association politique! L’homme à qui je me suis donné est le Roi du Bagne!

– Qu’est-ce que tu dis? fit, de plus en plus affolée, Véra… Qu’est-ce que c’est que cela: le Roi du Bagne?

– Ce que c’est, quelque chose comme le maître du crime sur la terre! Écoute, Véra, écoute! Il y a toujours eu à toutes les époques, et cela ne s’est pas passé seulement dans les romans – c’est de l’histoire – il y a toujours eu dans la vie des peuples un être qui s’est trouvé le chef de toute la géhenne humaine, autour duquel se sont groupés dans l’ombre tous les damnés et tous les condamnés, tous les réprouvés, tous ceux qui ont perdu le droit de tuer ou de voler au grand jour, parce qu’ils se sont fait prendre une fois… Cette troupe prodigieuse de l’ombre, dispersée et cachée, masquée sous un faux titre ou sous un faux nom, obéit à un roi, le Roi du Bagne! Le Dab du Pré! comme disent les bandits dans leur argot!

«C’est lui qui tient la caisse, lui qui fait parvenir l’argent là où on en a besoin, et qui le recueille quand la moisson est venue… C’est lui qui supprime ceux qui ne lui obéissent pas comme il lui plaît, au nom de l’intérêt de tous, et sans qu’il y ait possibilité du moindre recours contre lui!

«Ses troupes ne lui font jamais défaut…, ses cohortes ne s’affaiblissent pas! Le crime lui donne chaque année de nouveaux soldats… Et c’est organisé, son recrutement! Une merveille!

«Et cette armée du mal, qui la dirige? C’est lui! tu entends, lui! lui qui est le seul à savoir ce que sont devenus exactement tous ses hommes et qui continue à avoir l’œil sur eux et à percevoir l’impôt sur eux, sur leur prospérité et sur leur peur! Tour à tour, il les aide et les terrifie!

– Mais toi, fit Véra en frissonnant, toi, qu’as-tu donc fait pour accepter d’être un rouage dans cette épouvantable machine?

– Oh! le premier des rouages! Cet homme m’a offert d’être son bras droit… c’est sa puissance qu’il a étalée, Dieu sait avec quel orgueil, qui m’a séduit! Et puis, ma petite, si je n’avais pas accepté, c’était bien simple: je me rendais parfaitement compte que, après une proposition pareille, il ne me laisserait pas longtemps jouir de l’existence! Enfin, je te l’ai dit, j’étais à une minute de la vie où tout est perdu si le diable ne s’en mêle pas. Il est venu! Et en réalité, de moi, il n’avait besoin que d’une chose terrible… épouvantable…

– Que veux-tu dire encore?

– Je touche là, Véra, au mystère des mystères qui sera ma troisième et dernière confidence… Il n’a besoin de mon travail que pour le triomphe de mon frère!

– C’est cela qui est incompréhensible! murmura Véra… Comment est-il justement allé te chercher, toi, toi, le frère de Jacques pour faire triompher Jacques que tu hais?

– Il voulait me punir de ma haine! c’est lui qui me l’a dit depuis… Il voulait me châtier d’avoir failli le tuer, un jour, dans nos querelles d’enfants, et, en vérité, il ne pouvait inventer de plus extraordinaire supplice!

– Mais qu’est-ce que Jacques est donc à cet homme?

– Voici qu’un jour, dans une de ces heures de fureur souveraine qui font parfois de ce vieillard la chose la plus hideuse et la plus redoutable à voir, voici ce qu’il m’a dit, c’était un jour où j’avais déclaré que je n’étais pas devenu un Askof pour travailler plus longtemps à la gloire des Touchais… il me prit dans ses bras, tu entends, dans ses bras… ce pauvre vieillard… et ce n’était pas pour m’embrasser, je te prie de le croire! D’abord, je pensai qu’il allait m’étouffer. J’étais comme dans un étau et je redoutais que cet étau ne se resserrât jusqu’à la mort… mais tout à coup, il me rejeta dans un coin avec la force d’une catapulte. Et il me cracha ceci:


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