«- Toute ta vie, tu travailleras à cela et à bien d’autres choses encore! Toute ta vie pour avoir osé toucher à un cheveu du petit Jacques! Toute sa vie pour avoir fait pleurer sa mère, Cécily!

«Il ne dit point “la marquise”, il dit Cécily! et, si tu savais sur quel ton! avec quelle voix que je ne lui connaissais pas! Et le malheureux pleurait… oui, j’ai vu les larmes du Roi du Bagne. Il s’en alla. Cette façon dont il avait parlé de Jacques et de Cécily me donna beaucoup à réfléchir! Je t’ai dit que la marquise du Touchais, mariée mais bonne mère, n’avait pas toujours fait bon ménage avec mon père… Eh bien! je me suis mis à étudier cette période de l’histoire des Touchais, je me suis documenté…

«J’ai interrogé avec quelle prudence, tu peux m’en croire! J’ai calculé, j’ai raisonné et j’ai osé conclure… Ma mère, une Française… née Bourelier, une jeune fille très riche, mais du commun, avait pu avoir comme on dit quelque “connaissance” dans le pays… avant le mariage… un pauvre garçon qui aurait été par exemple fou d’amour de la demoiselle de la villa de la Falaise… la demoiselle se marie, devient marquise, est malheureuse comme les pierres… le pauvre garçon, lui, qui pendant ce temps, a “eu des malheurs” revient dans le pays! Je suis sûr qu’il a revu ma mère! Comment? Sous quel nom? sous quel déguisement? Comment l’a-t-il “aimée”? Là est le mystère, le mystère profond, insondable! Et je ne puis, sur ce garçon-là, t’en dire plus long parce qu’alors, je touche au secret qui se paie avec la mort! et que tu trouveras dans ma lettre, si je dois mourir!

«Eh bien, Véra, c’est là que tu tiens la formidable vengeance! Tu n’auras qu’à jeter publiquement le nom que tu trouveras dans cette lettre dans les jambes de Jacques du Touchais! Il trébuchera pour ne plus se relever jamais! Et le Papa Cacahuètes en mourra!

– Tu crois donc?

– Je crois que Jacques est son fils… je ne le crois pas, j’en suis sûr!

Et une fois encore Askof fut dressé haletant, sur ses jambes tremblantes. Dehors, un sifflet à roulettes faisait entendre une sorte de grelottement bizarre et sinistre.

– Le sifflet de la mort! murmura-t-il dans un souffle… Il sait «quand nous pensons à le trahir»! et il nous fait savoir par le «sifflet de la mort» ce qu’il en coûte! Mais, au fond, il ne peut pas me tuer! Il lui manquerait, après ma mort, de me faire souffrir! C’est son plaisir de me faire peur! Il ne peut pas s’en passer!

Véra réfléchissait profondément à tout ce qu’elle venait d’entendre…

– Ce qu’il y a d’extraordinaire, fit-elle, c’est qu’il ne se soit trouvé personne, sinon pour le dénoncer, du moins pour le signaler à la police, ce marchand de cacahuètes!

– Ma pauvre enfant! Le dénoncer à la police! On est venu vingt fois le dénoncer à la police… et pas seulement des gens de la bande… mais aussi des indicateurs officiels sont venus le dénoncer et aussi de braves bourgeois que les allures du père Cacahuètes inquiétaient, et encore des agents qui trouvaient ses manières suspectes. Ces gens-là sont allés trouver Cravely, le chef de la Sûreté, et lui ont signalé le vieillard! Cravely remerciait, faisait venir Papa Cacahuètes et lui disait:

«- Prenez garde, Cartel, vous allez être brûlé… On commence à se méfier de vous!

«Mais ma pauvre Véra, Papa Cacahuètes en est de la police à Cravely! C’est son principal indicateur. Il lui a donné assez de gages! Il lui a donné assez d’anciens bagnards qui avaient cessé de lui plaire! Papa Cacahuètes est le plus précieux auxiliaire de Cravely! Sais-tu ce que Papa Cacahuètes est pour Cravely? Un forçat en rupture de ban, nommé Cartel! Y es-tu?

«Et crois-tu que c’est fort, hein? un nommé Cartel, condamné à vingt ans de bagne pour escroquerie et tentative d’assassinat! qui est venu en France, qui a offert son travail au chef de la Sûreté et qui lui a rendu immédiatement de tels services que Cravely s’en est remis au père Cacahuètes, ma chère, de la surveillance du commandant Jacques!

«C’est là-dessus que Papa Cacahuètes a fourni au commandant Jacques deux héros qui ne le lâchent pas et qui l’avaient, du reste, accompagné au Subdamoun, les nommés Jean-Jean et Polydore… Eh bien “Papa” n’a pas caché à Cravely que ces deux types-là étaient eux-mêmes des évadés du bagne, et que, sous prétexte de surveiller le commandant, ils le gardaient pour la police dans laquelle ils rêvaient de faire une fin!

«Et c’est ce qui t’explique, ma petite, qu’on n’a pas touché aux deux mathurins en dépit de leur intervention un peu brutale au Parlement quand ils se sont rués dans l’hémicycle pour défendre leur commandant!

– Oh! fit Véra, vaincue, c’est génial!

– Tu as dit le mot, ma chérie… Non! il n’y a rien à faire contre lui! On n’a qu’à compter ses treize cacahuètes, qu’à écouter le sifflet de la mort et qu’à attendre ici le coup de foudre qui va peut-être me frapper! Le dénoncer à Cravely! Tu penses si Cravely doit rire! Il n’y a qu’une chose qui ne le ferait pas rire, Cravely! S’il recevait, par exemple, le secret qui est écrit là! (Et il montrait la place où il avait caché la lettre.) C’est à lui que tu le porteras, Véra!

– Pourquoi pas tout de suite?

– Parce que nous n’aurions plus qu’à disparaître… Attends donc que j’aie disparu! Cette lettre ne peut pas être le salut, elle ne peut être qu’une vengeance! et encore dans la main d’une personne qui sait que, sa vengeance accomplie, elle doit mourir!

XIII AIMER – MOURIR

Ils restèrent quelques instants silencieux puis Véra ne put retenir un gémissement désespéré.

– Quelle nuit! fit-elle, en se passant la main sur sa figure ravagée, vieillie, en quelques heures, de dix ans! Et sais-tu ce que me disait Marie-Thérèse avant que tu n’arrives? Que tu avais assassiné son père, à la chasse!

– Non!

– Ah! ce qu’elle te hait!

– Dame! répliqua Askof assez froidement, si elle croit que je lui ai tué son père? Mais c’est une idée qui ne me surprend guère… et que j’ai lue bien souvent dans ses mauvais yeux… Mais enfin, elle ne l’avait jamais encore formulée! Qu’est-ce qu’il lui a donc pris aujourd’hui?

– Je l’ai surprise écrivant et lisant des lettres d’amour.

– À qui? De qui?

– Frédéric!

– Frédéric Héloni?

– Oui, elle est férue de ce garçon, elle veut l’épouser! Au premier mot que j’ai prononcé pour l’en dissuader, elle m’a traitée avec une violence inouïe et m’a reproché mon second mariage et ton crime! C’est le mot dont elle s’est servi!

– Oui… Oui… C’est bon… Et alors?

– Et alors, je l’ai menacée de l’enfermer dans un couvent, puis, la voyant menaçante j’ai fini par lui dire qu’elle épouserait qui elle voudrait, que cela, après tout, m’était absolument égal!

Le baron avait son plus méchant sourire:


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