«On ne s’est jamais rencontré, pensa-t-il, parce qu’il doit sortir pour aller vendre ses cacahuètes à l’heure où je me couche!»

Quand il eut fini de rire, le vieillard dit en montrant le jeune homme à la casquette:

– Monsieur Hilaire, je vous présente le jeune Mazeppa, employé chez un cafetier où il est chargé de vider les fonds de petits verres. Entre-temps, il fait mes commissions. Il vient de m’apporter deux sacs de cacahuètes que vous aurez la bonté de décharger avec moi, car Mazeppa est pressé, son patron le réclame! Je peux compter sur vous, monsieur Hilaire?

– Oui, oui! Mais comment donc!

M. Hilaire ne savait plus où se mettre. Ce fut bien autre chose quand M. Mazeppa, après avoir salué respectueusement Papa Cacahuètes, lui serra la main, à lui comme à un vrai «poteau».

Mais déjà Chéri-Bibi le mettait à la besogne.

Il dut soulever avec lui l’un des sacs. Jamais M. Hilaire n’aurait pensé qu’un sac de cacahuètes pouvait être aussi lourd!

Chose extraordinaire! Il pliait, lui, sous la charge, et Chéri-Bibi la soulevait sans effort apparent… «Tiens, tiens, pensa-t-il, il est moins déjeté que je pensais!»

Papa Cacahuètes avait poussé la porte basse de son caveau, car c’est là qu’il habitait, et il guidait l’expédition:

– Prends garde à te casser la margoulette, fit-il, de sa voix rauque… C’est déjà arrivé dans le temps, à c’t’endroit-là, au dab d’Orléans; pas la peine de r’commencer l’histoire, s’pas? Attention! Y a dix marches! dix marches à descendre, et nous sommes au premier étage!

Ils étaient dans une nuit profonde! M. Hilaire, suait, soufflait.

– T’as vieilli, la Ficelle! grogna le vieillard.

– Chut!

– Te demande pardon, monsieur Hilaire!

– Silence!

– Ben, comment veux-tu que je t’appelle?

– Ne m’appelez pas!

On entendit dans l’ombre comme une sorte de rugissement et M. Hilaire laissa échapper son sac qui continua de descendre sans lui!

– Remonte! fit la voix qui avait rugi.

M. Hilaire remonta à reculons, comme pour repousser l’agression de l’ombre.

Cependant, il parvint au niveau du cul-de-sac sain et sauf. Mais sous la clarté lunaire, la figure terrible du marchand de cacahuètes apparut, presque aussitôt.

Le vieillard était tremblant de fureur. Il s’en fut tout seul à la charrette qui dressait vers le ciel ses brancards suppliants; d’un seul effort et avec un «han» d’effroyable orgueil, Chéri-Bibi jeta sur son dos le second sac de cacahuètes: et alors, se retournant vers M. Hilaire et lui montrant l’extrémité de la ruelle où cliquetait la lueur blafarde du réverbère:

– Va-t-en! commanda-t-il.

Et il s’enfonça dans son caveau, la charge énorme du sac sur son épaule, et repoussant derrière lui, d’un coup de pied méprisant, la porte qui se referma, le séparant d’un compagnon indigne.

M. Hilaire se traîna jusqu’à la porte, il en secoua la clenche, il fit entendre les plus pitoyables gémissements, il eut des mots d’une douceur admirable, car son repentir était sincère.

Oui, il comprenait la colère de Chéri-Bibi et son indignité à lui, M. Hilaire!

Et il demandait pardon! «Chéri-Bibi! Chéri-Bibi! pardonne-moi, gémissait-il… Ouvre-moi ta porte… ouvre-moi ton cœur! C’est moi, la Ficelle, qui t’en supplie! C’est votre serviteur, monsieur le marquis, qui se traîne à vos pieds!»

Il ne put continuer ses beaux discours: l’émotion l’étouffait; les larmes le noyaient et certainement M. Hilaire menaçait de succomber à son désespoir quand la porte basse se rouvrit, quand une main le ramassa sur le pavé où il traînait ses soupirs et son remords et l’attira dans le trou, sous terre, dans cette nuit de cave où il se sentit tout à coup entre des bras puissants qui l’étreignaient et sur un cœur qui battait avec rudesse au rythme de la plus sublime amitié: celle qui pardonne!

– Mon bon Hilaire! Tu m’aimes donc toujours?

– Si je vous aime! Ah! monsieur le marquis!

– Non! non… dis-moi Chéri-Bibi, comme aux premiers jours! et tutoie-moi!

– . Si je t’aime, Chéri-Bibi! C’est-à-dire que je ne t’ai jamais autant aimé! Ma vie, mon bien, tout est à toi! tout t’appartient! Dispose de moi comme autrefois.

– Autrefois! Ah! La Ficelle! Autrefois! Tiens, laisse-moi pleurer, mon ami… Te rappelles-tu ce jour où nous descendions ensemble pour la première fois la côte de Dieppe? Nous arrivâmes au Pollet, je te montrai la boucherie où l’on m’avait mis jadis en apprentissage et où j’avais appris à donner mon premier coup de couteau…

– Si je me rappelle, monsieur le marquis! Avec quelle émotion vous regardiez l’étalage! Vous disiez: «Rien n’a changé!» Je reconnais le «saigneur», je reconnais le «tinet». Ici, il y a toujours eu de la viande coche!

– Et quand la marquise nous attendait, ma bonne et douce Cécily? et qu’elle nous saluait de loin, si gracieusement, en agitant son mouchoir de dentelles?

– D’une main, monsieur le marquis, car de l’autre, elle tenait votre enfant dans ses bras!

À cette évocation succéda un silence plein de larmes.

– Voyons, il faut être un peu raisonnable! Là, laisse-moi allumer un bout de chandelle… ne bouge pas! tu pourrais te casser une patte!

Bientôt, un modeste luminaire brilla au poing de Chéri-Bibi et il fit faire à M. Hilaire le tour de ses appartements. C’était quelque chose de bien triste, de bien nu, de bien moisi. Des caves! Ce n’était pas autre chose que des caves, au mobilier d’un sommaire qui faisait pitié à M. Hilaire, lequel avait une belle chambre à coucher en acajou pur Louis-Philippe.

M. Hilaire poussa un soupir.

– Mon bon la Ficelle, tu trouves que tout est bien pauvre ici? C’est que je ne t’ai pas tout montré. Viens! Maintenant tu vas voir mes richesses!

Il prit un trousseau de clefs et, au bout d’un humide couloir, il ouvrit une porte dissimulée derrière des planches. Alors, avec sa chandelle, il alluma dix bougies… M. Hilaire recula ébloui!

Les murs de cette petite cave toute resplendissante de lumière étaient couverts des portraits d’une femme et d’un enfant! Mais quels portraits! Jamais, sur les murs des basiliques byzantines, tant de joyaux, tant de perles, tant de colliers n’avaient été suspendus avec plus d’amour autour d’une icône de la vierge et de l’enfant Jésus!

C’étaient là les portraits de Cécily aux jours les plus heureux de sa beauté et de sa maternité. Et c’étaient les portraits du petit Jacques, à tous les âges, depuis le berceau.


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