Amélie Nothomb

Stupeur et tremblements

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Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure. Et moi, je n'étais la supérieure de personne.

On pourrait dire les choses autrement. J'étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques.

Donc, dans la compagnie Yumimoto, j'étais aux ordres de tout le monde.

Le 8 janvier 1990, l 'ascenseur me cracha au dernier étage de l'immeuble Yumimoto. La fenêtre, au bout du hall, m'aspira comme l'eût fait le hublot brisé d'un avion. Loin, très loin, il y avait la ville – si loin que je doutais d'y avoir jamais mis les pieds.

Je ne songeai même pas qu'il eût fallu me présenter à la réception. En vérité, il n'y avait dans ma tête aucune pensée, rien que la fascination pour le vide, par la baie vitrée.

Une voix rauque finit par prononcer mon nom, derrière moi. Je me retournai. Un homme d'une cinquantaine d'années, petit, maigre et laid, me regardait avec mécontentement.

– Pourquoi n'avez-vous pas averti la réceptionniste de votre arrivée? me demanda-t-il.

Je ne trouvai rien à répondre et ne répondis rien. J'inclinai la tête et les épaules, constatant qu'en une dizaine de minutes, sans avoir prononcé un seul mot, j'avais déjà produit une mauvaise impression, le jour de mon entrée dans la compagnie Yumimoto.

L'homme me dit qu'il s'appelait monsieur Saito. Il me conduisit à travers d'innombrables et immenses salles, dans lesquelles il me présenta à des hordes de gens, dont j'oubliais les noms au fur et à mesure qu'il les énonçait.

Il m'introduisit ensuite dans le bureau où siégeait son supérieur, monsieur Omochi, qui était énorme et effrayant, ce qui prouvait qu'il était le vice-président.

Puis il me montra une porte et m'annonça d'un air solennel que, derrière elle, il y avait monsieur Haneda, le président. Il allait de soi qu'il ne fallait pas songer à le rencontrer.

Enfin, il me guida jusqu'à une salle gigantesque dans laquelle travaillaient une quarantaine de personnes. Il me désigna ma place, qui était juste en face de celle de ma supérieure directe, mademoiselle Mori. Cette dernière était en réunion et me rejoindrait en début d'après-midi.

Monsieur Saito me présenta brièvement à l'assemblée. Après quoi, il me demanda si j'aimais les défis. Il était clair que je n'avais pas le droit de répondre par la négative.

– Oui, dis-je.

Ce fut le premier mot que je prononçai dans la compagnie. Jusque-là, je m'étais contentée d'incliner la tête.

Le «défi» que me proposa monsieur Saito consistait à accepter l'invitation d'un certain Adam Johnson à jouer au golf avec lui, le dimanche suivant. Il fallait que j'écrive une lettre en anglais à ce monsieur pour le lui signifier.

– Qui est Adam Johnson? eus-je la sottise de demander.

Mon supérieur soupira avec exaspération et ne répondit pas. Était-il aberrant d'ignorer qui était monsieur Johnson, ou alors ma question était-elle indiscrète? Je ne le sus jamais – et ne sus jamais qui était Adam Johnson.

L'exercice me parut facile. Je m'assis et écrivis une lettre cordiale: monsieur Saito se réjouissait à l'idée de jouer au golf le dimanche suivant avec monsieur Johnson et lui envoyait ses amitiés. Je l'apportai à mon supérieur.

Monsieur Saito lut mon travail, poussa un petit cri méprisant et le déchira:

– Recommencez.

Je pensai que j'avais été trop aimable ou familière avec Adam Johnson et je rédigeai un texte froid et distant: monsieur Saito prenait acte de la décision de monsieur Johnson et conformément à ses volontés jouerait au golf avec lui.

Mon supérieur lut mon travail, poussa un petit cri méprisant et le déchira:

– Recommencez.

J'eus envie de demander où était mon erreur, mais il était clair que mon chef ne tolérait pas les questions, comme l'avait prouvé sa réaction à mon investigation au sujet du destinataire. Il fallait donc que je trouve par moi-même quel langage tenir au mystérieux Adam Johnson.

Je passai les heures qui suivirent à rédiger des missives à ce joueur de golf. Monsieur Saito rythmait ma production en la déchirant, sans autre commentaire que ce cri qui devait être un refrain. Il me fallait à chaque fois inventer une formulation nouvelle..

Il y avait à cet exercice un côté: «Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour» qui ne manquait pas de sel. J'explorais des catégories grammaticales en mutalion: «Et si Adam Johnson devenait le verbe, dimanche prochain le sujet, jouer au golf le complément d'objet et monsieur Saito l'adverbe? Dimanche prochain accepte avec joie de venir Adamjohnsoner un jouer au golf monsieurSaitoment. Et pan dans l'œil d'Aristote!»

Je commençais à m'amuser quand mon supérieur m'interrompit. Il déchira la énième lettre sans même la lire et me dit que mademoiselle Mori était arrivée.

– Vous travaillerez avec elle cet après-midi. Entre-temps, allez me chercher un café.

Il était déjà quatorze heures. Mes gammes épistolaires m'avaient tant absorbée que je n'avais pas songé à faire la moindre pause.

Je posai la tasse sur le bureau de monsieur Saito et me retournai. Une fille haute et longue comme un arc marcha vers moi.

Toujours, quand je repense à Fubuki, je revois l'arc nippon, plus grand qu'un homme. C'est pourquoi j'ai baptisé la compagnie «Yumimoto», c'est-à-dire «les choses de l'arc».

Et quand je vois un arc, toujours, je repense à Fubuki, plus grande qu'un homme.

– Mademoiselle Mori?

– Appelez-moi Fubuki.

Je n'écoutais plus ce qu'elle me disait. Mademoiselle Mori mesurait au moins un mètre quatre-vingts, taille que peu d'hommes japonais atteignent. Elle était svelte et gracieuse à ravir, malgré la raideur nippone à laquelle elle devait sacrifier. Mais ce qui me pétrifiait, c'était la splendeur de son visage.

Elle me parlait, j'entendais le son de sa voix douce et pleine d'intelligence. Elle me montrait des dossiers, m'expliquait de quoi il s'agissait, elle souriait. Je ne m'apercevais pas que je ne l'écoutais pas.

Ensuite, elle m'invita à lire les documents qu'elle avait préparés sur mon bureau qui faisait face au sien. Elle s'assit et commença à travailler. Je feuilletai docilement les paperasses qu'elle m'avait données à méditer. Il s'agissait de règlements, d'énumérations.

Deux mètres devant moi, le spectacle de son visage était captivant. Ses paupières baissées sur ses chiffres l'empêchaient de voir que je l'étudiais. Elle avait le plus beau nez du monde, le nez japonais, ce nez inimitable, aux narines délicates et reconnaissables entre mille. Tous les Nippons n'ont pas ce nez mais, si quelqu'un a ce nez, il ne peut être que d'origine nippone. Si Cléopâtre avait eu ce nez, la géographie de la planète en eût pris un sacré coup.

Le soir, il eût fallu être mesquine pour songer qu'aucune des compétences pour lesquelles on m'avait engagée ne m'avait servi. Après tout, ce que j'avais voulu, c'était travailler dans une entreprise japonaise. J'y étais.

J'avais eu l'impression de passer une excellente journée. Les jours qui suivirent confirmèrent cette impression.

Je ne comprenais toujours pas quel était mon rôle dans cette entreprise; cela m'indifférait. Monsieur Saito semblait me trouver consternante; cela m'indifférait plus encore. J'étais enchantée de ma collègue. Son amitié me paraissait une raison plus que suffisante pour passer dix heures par jour au sein de la compagnie Yumimoto.


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