– Que peut-on faire contre les gens de votre espèce? S'enfermer aux toilettes?
– Cela ne servirait à rien, cher monsieur. Nous sommes dans un aéroport: les toilettes ne sont pas isolées phoniquement. Je vous accompagnerais en ces lieux et je continuerais à vous parler derrière la porte.
– Pourquoi faites-vous ça?
– Parce que j'en ai envie. Je fais toujours ce dont j'ai envie.
– Moi, j'ai envie de vous casser la gueule.
– Pas de chance pour vous: ce n'est pas légal. Moi, ce que j'aime dans la vie, ce sont les nuisances autorisées. Elles sont d'autant plus amusantes que les victimes n'ont pas le droit de se défendre.
– Vous n'avez pas d'ambitions plus hautes dans l'existence?
– Non.
– Moi, si.
– Ce n'est pas vrai.
– Qu'en savez-vous?
– Vous êtes un homme d'affaires. Vos ambitions se chiffrent en argent. C'est petit.
– Au moins, je n'embête personne.
– Vous nuisez certainement à quelqu'un.
– Quand bien même ce serait vrai, qui êtes-vous pour venir me le reprocher?
– Je suis Texel. Textor Texel.
– On le saura.
– Je suis hollandais.
– Le Hollandais des aéroports. On a les Hollandais volants qu'on peut.
– Le Hollandais volant? Un débutant. Un romantique niais qui ne s'en prenait qu'aux femmes.
– Tandis que vous, vous vous en prenez aux hommes?
– Je m'en prends à qui m'inspire. Vous êtes très inspirant, monsieur Angust. Vous n'avez pas une tête d'homme d'affaires. Il y a en vous, malgré vous, quelque chose de disponible. Cela me touche.
– Détrompez-vous: je ne suis pas disponible.
– Vous voudriez le penser. Pourtant, le monde dans lequel vous vivez n'a pas réussi à tuer en vous le jeune homme aux portes ouvertes sur l'univers, et en réalité dévoré de curiosité. Vous brûlez de connaître mon secret.
– Les êtres de votre espèce sont toujours persuadés que les autres s'intéressent à eux.
– Le pire, c'est qu'ils ont raison.
– Allez-y, tâchez de me divertir. Ça fera toujours passer le temps.
Jérôme referma son livre et croisa les bras. Il se mit à regarder l'importun comme on contemple un conférencier.
– Mon nom est Texel. Textor Texel.
– C'est un refrain ou quoi?
– Je suis hollandais.
– Pensiez-vous que je l'avais oublié?
– Si vous m'interrompez sans cesse, nous n'irons pas loin.
– Je ne suis pas sûr de vouloir aller loin avec vous.
– Si vous saviez! Je gagne à être connu. Il suffît que je vous dise quelques épisodes de ma vie pour vous convaincre. Par exemple, quand j'étais petit, j'ai tué quelqu'un.
– Pardon?
– J'avais huit ans. Il y avait dans ma classe un enfant qui s'appelait Franck. Il était charmant, gentil, beau, souriant. Sans être le premier de la classe, il obtenait de bons résultats scolaires, surtout en gymnastique, ce qui a toujours été la clef de la popularité enfantine. Tout le monde l'adorait.
– Sauf vous, bien sûr.
– Je ne pouvais pas le supporter. Il faut préciser que moi, j'étais malingre, le dernier en gymnastique, et que je n'avais pas d'amis.
– Tiens! sourit Angust. Déjà impopulaire!
– Ce n'était pas faute de faire des efforts. J'essayais désespérément de plaire, d'être sympathique et drôle; je ne parvenais à rien.
– Cela n'a pas changé.
– Ma haine pour Franck n'en était que plus grande. C'était un temps où je croyais encore en Dieu. Un dimanche soir, je me suis mis à prier dans mon lit. Une prière satanique: je priai Dieu de tuer le petit garçon que je détestais. Je passai des heures à l'en implorer de toute ma force.
– Je devine la suite.
– Le lendemain matin, à l'école, l'institutrice entra en classe avec un air contrit. Les larmes aux yeux, elle nous annonça que Franck était mort pendant la nuit, d'une inexplicable crise cardiaque.
– Et, naturellement, vous avez cru que c'était votre faute.
– C'était ma faute. Comment ce petit garçon en pleine santé eût-il pu avoir une crise cardiaque, sans mon intervention?
– Si c'était si facile, il n'y aurait plus beaucoup de vivants, sur la planète.
– Les enfants de la classe se mirent à pleurer. Nous eûmes droit aux lieux communs d'usage: «Ce sont toujours les meilleurs qui s'en vont», etc. Moi, je pensais: «Evidemment! Je ne me serais pas donné tant de mal à prier si ce n'avait été pour nous débarrasser du meilleur d'entre nous!»
– Alors comme ça, vous croyez être en communication directe avec Dieu? Vous ne doutez de rien, vous.
– Mon premier sentiment fut de triomphe: j'avais réussi. Ce Franck allait enfin cesser de me gâcher l'existence. Peu à peu, je compris que la mort de l'enfant ne m'avait pas rendu plus populaire. En vérité, elle n'avait rien changé à mon statut de vilain petit canard mal aimé. J'avais cru qu'il me suffirait d'avoir le champ libre pour m'imposer. Quelle erreur! On oublia Franck, mais je ne pris pas sa place.
– Pas étonnant. On ne peut pas dire que vous ayez beaucoup de charisme.
– Peu à peu, je commençai à éprouver des remords. Il est singulier de penser que, si j'étais devenu populaire, je n'aurais pas regretté mon crime. Mais j'avais la conviction d'avoir tué Franck pour rien et je me le reprochais.
– Et depuis, vous interpellez des quidams dans les aéroports pour les bassiner avec votre repentir.
– Attendez, ce n'est pas si simple. J'avais honte, mais pas au point d'en souffrir.
– Sans doute aviez-vous malgré vous assez de bon sens pour savoir que vous n'étiez en rien la cause de sa mort?
– Détrompez-vous. Je n'ai jamais douté de ma culpabilité absolue dans cet assassinat. Mais ma conscience n'avait pas été préparée à cette situation. Vous savez, les adultes apprennent aux enfants à dire bonjour à la dame et à ne pas se mettre les doigts dans le nez: ils ne leur apprennent pas à ne pas tuer leurs petits camarades de classe. J'aurais éprouvé davantage de remords si j'avais volé des bonbons à l'étalage.
– Si vous avez perdu la foi, comment pouvez-vous encore croire que vous êtes la cause de la mort de ce Franck?
– Rien n'est aussi puissant qu'un esprit animé par la foi. Qu'importé que Dieu existe ou non. Ma prière était bien assez forte, par sa conviction, pour anéantir une vie. C'est un pouvoir que j'ai perdu en cessant de croire.
– Encore heureux que vous ne croyiez plus, en ce cas.
– Oui. Cela a rendu mon meurtre suivant nettement moins facile.
– Ah! Parce qu'il y a une suite?
– Ce n'est que le premier mort qui compte. C'est l'un des problèmes de la culpabilité en cas d'assassinat: elle n'est pas additionnelle. Il n'est pas considéré comme plus grave d'avoir tué cent personnes que d'en avoir tué une seule. Du coup, quand on en a tué une, on ne voit pas pourquoi on se priverait d'en tuer cent.
– C'est vrai. Pourquoi limiter ces petits plaisirs de l'existence?
– Je vois que vous ne me prenez pas au sérieux. Vous vous moquez.
– Vu ce que vous appelez un meurtre, je n'ai pas l'impression d'être en présence d'un grand criminel.
– Vous avez raison, je ne suis pas un grand criminel. Je suis un petit criminel sans envergure.
– J'aime ces accès de lucidité.
– Rendez-vous compte; je n'ai tué que deux personnes.
– C'est un chiffre médiocre. Il faut avoir plus d'ambition, monsieur.
– Je partage votre opinion. J'étais né pour de plus hauts desseins. Le démon de la culpabilité m'a empêché de devenir l'être immense que j'aurais voulu devenir.
– Le démon de la culpabilité? Je pensais que vous aviez éprouvé un petit repentir de rien du tout.
– Pour le meurtre de Franck, oui. C'est plus tard que la culpabilité a pris possession de moi.
– Lors du second meurtre? Comment avez-vous procédé, cette fois? Par envoûtement?
– Vous avez tort de me railler. Non, je suis devenu coupable en même temps que j'ai perdu la foi. Mais je ne sais même pas si j'ai affaire à un croyant.