– Non. Personne n'a jamais cru dans ma famille.
– C'est drôle, ces gens qui parlent de la foi comme de l'hémophilie. Mes parents ne croyaient en rien; cela ne m'a pas empêché de croire.
– Vous avez fini par devenir comme vos parents: vous ne croyez plus.
– Oui, mais c'est à cause d'un accident, un accident mental qui aurait pu ne pas se produire et qui a déterminé la totalité de ma vie.
– Vous parlez comme quelqu'un qui a reçu un coup sur la tête.
– C'est un peu ça. J'avais douze ans et demi. J'habitais chez mes grands-parents. A la maison, il y avait trois chats. C'était moi qui devais leur préparer à manger. Il fallait ouvrir des conserves de poisson et écraser leur contenu avec du riz. Cette besogne m'inspirait un dégoût profond. L'odeur et l'aspect de ce poisson en boîte me donnaient envie de vomir. En plus, je ne pouvais pas me contenter d'émietter leur chair à la fourchette: il fallait qu'elle soit intimement incorporée au riz, sinon les chats ne l'auraient pas mangé. Je devais donc brasser le mélange avec les mains: j'avais beau fermer les yeux, j'étais toujours au bord de l'évanouissement quand je plongeais mes doigts dans ce riz trop cuit et ces débris de poisson et quand je malaxais cette chose dont la consistance me répugnait au-delà du possible.
– Jusqu'ici, je peux comprendre.
– Je me suis livré à cette tâche durant des années, puis l'impensable s'est produit. J'avais donc douze ans et demi et j'ai ouvert les yeux sur la pâtée pour chats que j'étais en train de pétrir. J'ai eu un haut-le-cœur mais j'ai réussi à ne pas vomir. Ce fut alors que, sans savoir pourquoi, j'ai porté à ma bouche une poignée du mélange et je l'ai mangée.
– Pouah.
– Eh bien non! Justement non! Il me semblait que je n'avais jamais rien mangé d'aussi bon. Moi qui étais un enfant maigre et affreusement difficile pour la nourriture, moi qu'il fallait forcer à manger, je me pourléchais de cette bouillie pour animaux. Effaré de ce que je me voyais faire, je me mis à bouffer, à bouffer, poignée après poignée, cette glu poissonneuse. Les trois chats me regardaient avec consternation vider leur pitance dans mon ventre. J'étais encore plus horrifié qu'eux: je découvrais qu'il n'y avait aucune différence entre eux et moi. Je sentais bien que ce n'était pas moi qui avais voulu manger, c'était une force supérieure et suprême qui m'y avait contraint. C'est ainsi que je ne laissai pas même une miette de poisson au fond de la bassine. Les chats durent se passer de dîner ce jour-là. Ils furent les seuls témoins de ma chute.
– C'est plutôt drôle, cette histoire.
– C'est une histoire atroce et qui me fit perdre la foi.
– C'est bizarre. Moi qui ne suis pas croyant, je ne vois pas en quoi aimer la bouffe pour chats est une raison suffisante pour douter de l'existence de Dieu.
– Non, monsieur, je n'aimais pas la bouffe pour chats! C'était un ennemi, à l'intérieur de moi, qui m'avait forcé à la manger! Et cet ennemi qui jusque-là s'était tu se révélait mille fois plus puissant que Dieu, au point de me faire perdre la foi non pas en son existence mais en son pouvoir.
– Vous croyez toujours que Dieu existe, alors?
– Oui, puisque je ne cesse de l'insulter.
– Pourquoi l'insultez-vous?
– Pour le forcer à réagir. Ça ne marche pas. Il reste amorphe, sans dignité devant mes injures. Même les hommes sont moins mous que lui. Dieu est un jean-foutre. Vous voyez? Je viens encore de l'insulter et il continue à se taire.
– Que voudriez-vous qu'il fasse? Qu'il vous jette sa foudre?
– Vous confondez avec Zeus, monsieur.
– Bon. Vous voudriez qu'il vous envoie une pluie de sauterelles ou que les eaux de la mer Rouge se referment sur vous?
– C'est ça, moquez-vous. Sachez qu'il est très dur de découvrir la nullité de Dieu et, pour compenser, la toute-puissance de l'ennemi intérieur. On croyait vivre avec un tyran bienveillant au-dessus de sa tête, on se rend compte qu'on vit sous la coupe d'un tyran malveillant qui est logé dans son ventre.
– Allons, ce n'est pas si grave de manger la nourriture des chats.
– Ça vous est déjà arrivé?
– Non.
– Alors qu'en savez-vous? C'est atroce de se repaître de la bouffe des chats. D'abord parce que c'est très mauvais. Ensuite parce qu'après on se hait. On se regarde dans la glace et on se dit: «Ce morveux a vidé la gamelle des chats.» On sait qu'on est soumis à une force obscure et détestable qui, au fond de son ventre, hurle de rire.
– Le diable?
– Appelez-le comme ça si vous voulez.
– Moi, je m'en fiche. Je ne crois pas en Dieu, donc je ne crois pas au diable.
– Je crois en l'ennemi. Les preuves de l'existence de Dieu sont faibles et byzantines, les preuves de son pouvoir sont plus maigres encore. Les preuves de l'existence de l'ennemi intérieur sont énormes et celles de son pouvoir sont écrasantes. Je crois en l'ennemi parce que, tous les jours et toutes les nuits, je le rencontre sur mon chemin. L'ennemi est celui qui, de l'intérieur, détruit ce qui en vaut la peine. Il est celui qui vous montre la décrépitude contenue en chaque réalité. Il est celui qui vous met en lumière votre bassesse et celle de vos amis. Il est celui qui, en un jour parfait, vous trouvera une excellente raison d'être torturé. Il est celui qui vous dégoûtera de vous-même. Il est celui qui, quand vous entreverrez le visage céleste d'une inconnue, vous révélera la mort contenue en tant de beauté.
– N'est-il pas également celui qui, quand vous êtes en train de lire dans la salle d'attente d'un aéroport, vient vous en empêcher par son accablante conversation?
– Oui. Pour vous, il est cela. Peut-être n'existe-t-il pas en dehors de vous. Vous le voyez assis à côté de vous mais peut-être est-il en vous, dans votre tête et dans votre ventre, en train de vous empêcher de lire.
– Non monsieur. Moi, je n'ai pas d'ennemi intérieur. J'ai un ennemi, bien réel pour le moment, vous, qui êtes à l'extérieur de moi.
– Si cela vous plaît de le penser. Moi, je sais qu'il est en moi et qu'il fait de moi un coupable.
– Coupable de quoi?
– De n'avoir pu l'empêcher de prendre le pouvoir.
– Et vous venez m'embêter simplement parce qu'il y a trente ans, vous avez mangé de la bouffe pour chats? Vous êtes une infection, monsieur. Il y a des médecins pour les gens comme vous.
– Je ne suis pas venu pour me faire soigner par vous. Je suis venu pour vous rendre malade.
– Ça vous amuse?
– Cela me ravit.
– Et il a fallu que ça tombe sur moi.
– Vous n'avez pas de chance, mon cher.
– Je suis heureux qu'au moins vous en conveniez.
– Et cependant je suis certain que vous ne le regretterez pas. Il y a dans la vie des malheurs salutaires.
– C'est étonnant, cette manie qu'ont les emmerdeurs de se trouver des justifications. C'est ce que Lu Xun appelle le discours du moustique: être piqué par un moustique est déjà bien pénible, mais, en plus, il faut que l'insecte vous serine son bz,bz à l'oreille – et vous pouvez être sûr qu'il vous raconte des choses du genre: «Je te pique mais
c'est pour ton bien.» Si, au moins, il le faisait en silence!
– L'analogie avec le moustique est adéquate. Je vous laisserai comme une démangeaison.
– J'apprends ainsi que vous me laisserez: c'est déjà une parole d'espoir. Et puis-je savoir quand vous estimerez pouvoir partir?
– Quand j'aurai accompli ma mission avec vous.
– Parce qu'en plus vous avez une mission à mon endroit? Il devrait y avoir une loi contre les messies. Monsieur, je n'ai aucun besoin de vos enseignements.
– Non, en effet. Vous avez seulement besoin que je vous rende malade.
– Et depuis quand un être bien portant a-t-il besoin d'être malade?
– D'abord, vous n'êtes pas bien portant. Vous savez parfaitement qu'il y a en vous des choses qui ne vont pas. C'est pourquoi vous avez besoin d'être malade. Pascal a écrit un texte dont le titre est sublime: Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Car il y a bel et bien un bon usage des maladies. Encore faut-il être malade. Je suis là pour vous donner cette grâce.