si celui qui conduit quand il veut ceux qu’il veut [15]

m’avait jusqu’à présent refusé ce passage,

puisque sa volonté n’est que pure justice.

Voici bientôt trois mois [16] qu’il a permis l’entrée

à celui qui l’implore, et n’en rebute aucun;

et moi, qui me trouvais tourné vers le rivage

où le Tibre écumant va se charger de sel,

je fus bienveillamment accueilli dans son sein.

Il vole maintenant vers cette même rive,

car c’est toujours là-bas que vont se rassembler

ceux qu’on n’a pas voués au profond Achéron.» [17]

«Si de nouvelles lois, lui dis-je, ne t’enlèvent

de ces chansons d’amour qui me faisaient jadis

supporter mieux mon mal, l’usage ou la mémoire,

viens consoler, veux-tu? Pour un instant mon âme

que le tourment poursuit comme il l’a toujours fait,

du moment où je vins avec mon corps ici.»

Amour qui dit au cœur ses raisons [18], se mit-il

à chanter, d’une voix si douce et si prenante,

que sa douceur revient toujours dans mon esprit.

Mon seigneur et moi-même et toute cette foule

qui venait avec lui, nous étions si contents,

qu’aucun autre penser ne venait me troubler.

Nous étions tout ouïe, écoutant transportés

les accents de sa voix, lorsque le bon vieillard

cria: «Que faites-vous, esprits trop paresseux?

Quel sens ont cet arrêt et cette nonchalance?

Courez vers la montagne et lavez cette croûte

qui cache à vos regards le visage de Dieu!»

Comme un vol de pigeons qui cherchent leur pâture

et picorent en paix et sans se rengorger

selon leur habitude, ou le grain ou l’ivraie,

si quelque objet survient, dont ils sont effrayés,

abandonne aussitôt le repas commencé,

pressé qu’il est soudain par de plus grands soucis;

tels je voyais les gens fraîchement arrivés

abandonner le chant et foncer vers la côte,

comme celui qui court sans savoir où courir;

et nous ne fûmes pas les moins pressés de tous.

CHANT III

Voyant s’éparpiller à travers la campagne

tout ce monde assemblé, dans sa fuite éperdue,

et courir vers le mont des justes pénitences,

je me collai plus fort à mon sûr compagnon.

Comment aurais-je pu, d’ailleurs, courir sans lui?

Qui pouvait diriger mes pas sur la montagne?

Lui-même, il paraissait se faire des reproches;

car pour toi, délicate et pure conscience,

la plus légère faute est un amer remords!

Il ralentit enfin sa marche, car la hâte

ternit la dignité de tous nos mouvements;

et l’esprit, jusqu’alors content de peu de chose,

ressentit l’aiguillon de la soif de connaître

et me fit diriger le regard vers la cime

qui s’élance des eaux vers le ciel le plus haut.

Le soleil, qui brillait ardent comme la braise,

était interrompu devant moi par mon corps,

dont son rayon venait dessiner les contours:

mais je me retournai soudain, saisi de crainte,

croyant que j’étais seul, puisque j’apercevais

ma seule ombre noircir le sol devant mes pas.

«Que crains-tu cette fois? Se mit alors à dire

celui qui me console, en se tournant vers moi;

ne suis-je pas toujours ici, pour te guider?

L’étoile du berger luit déjà sur la tombe

du corps avec lequel, jadis, j’ai fait de l’ombre

et que de Brindisi l’on fit porter à Naples [19].

Si rien ne se projette à présent devant moi,

n’en sois pas plus surpris que d’observer les cieux,

dont l’un n’arrête pas la lumière des autres.

Car le vouloir divin fait que nos corps sont aptes

à souffrir les tourments et le chaud et le froid,

sans permettre qu’on sache comment il y parvient [20].

Et bien fol est celui qui croit que notre esprit

peut comprendre et saisir les chemins infinis

de la seule substance unie à trois personnes.

Contentez-vous, mortels, du plus simple quia;

car si vous aviez pu tout savoir et connaître,

point n’eût été besoin que Marie enfantât;

et vous avez bien vu que la recherche est vaine,

de certains dont l’envie eût été satisfaite,

alors qu’elle leur sert de souffrance sans fin.

Je veux dire Platon aussi bien qu’Aristote

et bien d’autres encor.» Penchant son front pensif,

il mit de cette sorte un terme à son discours.

Nous étions arrivés au pied de la montagne,

mais on n’y pouvait voir qu’un rocher si scabreux,

qu’en vain on prétendrait l’escalader à pied.

Allant de La Turbide à Lerici [22], l’abîme

le plus infranchissable est en comparaison

un escalier commode et plus que confortable.

«Qui donc pourrait nous dire de quel côté la pente

s’abaisse, dit alors mon maître en s’arrêtant,

pour que puisse y monter celui qui n’a pas d’ailes?»

Tandis qu’il se tenait le visage baissé,

supputant en silence un chemin à choisir,

et que, moi, j’explorais les hauteurs du regard,

je vis venir à gauche une foule d’esprits

qui dirigeaient leurs pas vers nous, si lentement

qu’ils semblaient demeurer à la même distance.

«Maître, lui dis-je alors, regarde donc là-bas!

Voici venir des gens qui vont nous conseiller,

si jamais tu ne peux te suffire à toi-même.»

Il regarda vers eux et dit, plus soulagé:

«Allons au-devant d’eux: ils vont trop lentement.

Quant à toi, mon doux fils, ne perds pas le courage!»

Lorsque nous eûmes fait à peu près mille pas,

leur troupe se trouvait encore loin de nous,

autant qu’un bon tireur peut jeter une pierre.

Ils venaient se serrer contre le mur rocheux

de cet escarpement, et s’y tenaient blottis,

comme des voyageurs incertains de leur route.

«Esprits élus déjà, morts de la belle mort,

commença lors Virgile, au nom de cette paix

que vous espérez tous, à ce que je suppose,

dites-nous, où trouver le côté de la pente

par où l’on peut monter pour arriver là-haut;


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