Elle distingue les rainures de la moquette. Elle observe l’extincteur au coin du couloir, prise d’un vertige irrésistible. Elle regarde sa montre, elle a un peu d’avance. Elle range le chariot, empile les serviettes et les draps sales dans des bacs en plastique, elle redescend, ça lui laisse quinze minutes avant d’aller préparer les repas, le temps pour elle de fumer une cigarette. Il fait doux. Une légère brise fait onduler ses mèches de cheveux qui se collent ensuite à ses lèvres, aux coins de ses yeux et sous son nez. Elle regarde la zone commerciale en face et les magasins qui se ressemblent et qui s’emboîtent les uns aux autres, éclairés par des néons et des panneaux publicitaires colorés. Elle aspire de longues bouffées, même si elle se dit qu’elle fume trop vite, que ce temps-là dure trop peu, qu’elle n’a pas assez de répit. Et malgré ce décor, malgré la tristesse de ces murs, de ces vitres, de ces toits en tôle et du goudron des parkings, elle savoure ces moments où son corps se relâche, le dos collé contre le mur, le coude relevé et posé sur l’autre avant-bras, en équilibre, formant un berceau qui ne bercerait qu’elle-même, tranquillement, fumant, inspirant une dernière fois, jusqu’au filtre qui lui brûle les lèvres et qu’elle écrase du bout du pied.
Onze couverts aujourd’hui. Dans le fond de la salle, une table de trois. Elle reconnaît le vieux monsieur. Près de lui, un beau jeune homme avec une chemise sertie d’un col clair, les manches de sa veste tombant raides sur le rebord de la table. De l’autre côté, une femme d’une quarantaine d’années, les cheveux mi-longs, un pantalon foncé et un haut moulant. Ils parlent à voix haute au-dessus du vieil homme. On dirait que rien autour d’eux n’a d’importance, comme si le monde ne valait pas la peine d’être regardé, ce monde-là, celui d’une petite salle à manger d’un hôtel de province.
Elle s’avance et leur présente la formule du midi. Salade de crudités, poulet tandoori et crème brûlée. Ils prennent de l’eau pétillante, une carafe de rouge et lui tendent les cartes qu’elle récupère. L’une d’elles glisse de ses mains. Elle entraîne dans sa chute des couverts qui dégringolent bruyamment sur le carrelage. Elle se baisse pour les ramasser. Sa jupe plissée noire remonte haut sur ses cuisses. Elle croise le regard du jeune homme qui s’est attardé sur ses jambes.
Trois tomates, des feuilles de salade un peu molles, une olive noire et une sauce vinaigrette épaisse, en desservant les assiettes, elle voit qu’ils n’y ont pas touché. Le poulet qui suit n’a rien d’exotique. Soudain, la femme l’interpelle. L’interrogatoire commence sous la lumière froide du plafonnier. Vous travaillez ici toute l’année ? En disant cela, elle plisse les yeux et mordille l’une des branches de ses lunettes. Avez-vous déjà fait du théâtre, à l’école ou ailleurs ? Non, elle n’aurait jamais songé à cela. Elle était une élève plutôt réservée, elle n’était ni bonne ni mauvaise, elle faisait ses devoirs du mieux qu’elle pouvait. Elle jouait peu avec les autres, elle n’avait pas d’activité à l’extérieur de l’école, elle vivait avec son père, seule. Sa mère était morte à sa naissance. Les mercredis après-midi, les samedis et les dimanches se ressemblaient tous. Elle restait dans sa chambre à rêvasser, à dessiner, à jouer à la poupée. Parfois elle aidait son père à bricoler, elle l’aidait à tenir une planche sur l’établi, elle lui donnait un rabot, une vis, un marteau. Quelles sont vos ambitions dans la vie ? La jeune fille regarde le vieil homme qui reste impassible et ne dit rien. Devrait-elle répondre quelque chose en particulier ? Le poulet va refroidir. Elle distingue la voix du patron qui l’appelle, la huit attend sa commande, elle se contente de leur souhaiter bon appétit et repart en cuisine.
Les assiettes reviennent quasiment pleines. Ils ont à peine découpé le coin de quelques morceaux de viande et écarté les légumes. Mademoiselle, vous nous mettrez des cafés en même temps que le dessert s’il vous plaît, demande le vieil homme en secouant légèrement sa main dans sa direction. Le jeune homme vient payer en espèces au comptoir. En lui tendant la note, elle sent sa main frôler son poignet. Il est à peine plus âgé qu’elle. Ses cheveux sont bien coiffés, sa veste noire et sa chemise légèrement ouverte laissent échapper le parfum d’une grande marque qu’elle reconnaît. Un client avait oublié un flacon dans une chambre et elle l’avait donné à Marc, cet idiot l’avait cassé.
Ils sortent de l’hôtel. Elle les voit s’engouffrer dans un break. Le vieil homme a du mal à s’asseoir à l’avant, le jeune homme l’aide, c’est la femme qui conduit. Elle les regarde depuis la grande baie vitrée de la salle à manger. Elle doit ranger les tables. Après, c’est sa fin de journée. Le patron ira faire sa sieste, la patronne regardera sa série télé. Elle se dit que ça fait longtemps qu’elle n’est pas allée voir son père, il suffit de prendre le bus, s’arrêter en haut de la colline des mimosas et redescendre ensuite l’avenue jusqu’aux pavillons qui se ressemblent tous, l’un de ceux dans lequel elle a grandi et qu’elle a quitté pour s’installer dans un minuscule appartement avec Marc. Toutes les assiettes sont dans le lave-vaisselle, elle a passé le balai sous les tables, elle a disposé les nappes en papier et les bols pour le petit déjeuner, l’hôtel ne fait pas les dîners. Elle reviendra demain à 7 heures pour installer les thermos, les confitures et les croissants, ranger de nouveau les tables, aller faire les chambres, fumer une cigarette et servir les repas.
La colline des mimosas, on l’appelle comme ça parce qu’une dizaine de mimosas vous accueillent en haut de la butte. De là, on aperçoit d’un côté la ville qui s’étend et se prolonge avec la zone commerciale, de l’autre, le début de la campagne et les marais que l’on distingue au milieu des arbres. Elle s’est assise près du chauffeur. À l’arrière, ça lui fait mal au cœur. Elle porte sur ses genoux un sac de viennoiseries pour le goûter. Peut-être sera-t-il en train de dormir ? Elle ne lui a pas téléphoné, elle vient à l’improviste, elle a besoin aujourd’hui de le voir, elle qui, habitant à quatre kilomètres, ne vient que rarement, tout juste un week-end par mois. Quand elle est là, il ne le lui reproche pas, ils ne se parlent pas. Elle fait un peu de rangement pendant qu’il prend son café, elle trie des papiers, vide les poubelles et change les draps du lit. Ici ou à l’hôtel, finalement, elle ne fait pas la différence. Ils ne savent pas trop quoi se raconter alors elle nettoie. Ça, elle sait faire. Discuter de la pluie et du beau temps, pas trop. Entre son père et elle, ça a toujours coincé. Elle aurait parfois voulu que leurs discussions s’accordent en un bruit de fond, mais cela ne fonctionne pas. Une étape a été omise, une brèche s’est formée entre elle et lui. L’absence de sa mère, la tristesse de cet homme inconsolable qui voit en sa fille la forme incarnée de son malheur, puisqu’en venant au monde elle a pris la vie de celle qu’il aimait.
Elle a actionné le bouton pour descendre. Elle se retrouve devant l’abribus. Elle laisse passer deux voitures puis traverse la route pour s’engager dans une allée assez large pour se garer des deux côtés. Les pavillons sont bien tenus même si sur nombre d’entre eux le crépi est couvert de coulures brunâtres sous les gouttières et sur les pans entiers où il n’y a pas de fenêtres, juste une petite ouverture, plein nord. Elle marche sur le trottoir pendant trois cents mètres jusqu’à la maison de son père qu’un portail vert et un grillage encerclent. Elle a ses propres clés mais elle préfère sonner. Elle a l’impression de ne plus vivre ici, malgré sa chambre, laissée intacte depuis son départ.
De derrière la porte, son père demande qui c’est. Elle lui répond que c’est elle, sa fille. Quelques secondes passent puis il ouvre la porte et la laisse entrer. Son étonnement ne se remarque pas sur son visage, elle ne vient jamais sans prévenir mais il ne dit rien, il la laisse se diriger vers la cuisine où elle dépose les pains au chocolat. Tu veux prendre un café ? lui demande-t-elle. Il ne répond rien et se met à tousser. Il resserre la ceinture de son peignoir et relève le col autour de son cou. Non, non, ça ira. Elle prend la bouilloire et la remplit d’eau au robinet. Je me fais un thé, ça ne te dérange pas ? Et je nous ai apporté quelque chose à grignoter, dit-elle en montrant du doigt le sac en papier marron de la boulangerie. Il s’assoit et se racle la gorge, sort un mouchoir de son peignoir et crache. Tu prends toujours tes médicaments ? Oui, oui. Silence. Elle est debout, les hanches contre l’évier, les bras croisés, attendant que la bouilloire atteigne les cent degrés. Il te reste du café ? Tu as besoin de quelque chose ou Mme Taine t’achète tout ce qu’il faut ? Oui, oui, répète-t-il en rangeant son mouchoir. Elle se tourne et ouvre le placard, elle saisit une tasse et les sachets de thé. La bouilloire se met à frémir, elle l’éteint et verse l’eau chaude. En tirant la chaise vers elle, un crissement résonne dans la petite pièce où la table en formica, le buffet en bois sombre et les carreaux marron près de la hotte semblent suspendus dans le temps. Elle souffle à la surface de l’eau, repose la tasse, y plonge le sachet, le laisse reposer encore un peu puis le retire de la tasse en prenant soin de l’enfermer dans la pochette en papier pour ne pas mettre des gouttes sur la table. Elle dispose sa main gauche sous le sachet qui, malgré ses efforts, suinte et lui brûle légèrement la paume. Elle se lève et se dirige vers l’évier, ouvre le placard, le sachet de thé est désormais lové dans sa main, elle actionne du pied la poubelle et jette le sachet, puis elle se rince la main sous le robinet. Elle revient s’asseoir en face de son père qui ne dit rien, qui ne la regarde pas non plus, qui attend, qu’elle ait fini son thé, peut-être, qu’elle soit partie, que son jeu télévisé commence, que la porte s’ouvre et se referme sur elle. Elle souffle encore et se met à boire, trop vite, le thé lui chauffe les lèvres, puis instantanément le palais et la langue, c’est encore trop chaud. Elle repose la tasse, un doigt dans l’anse, elle hésite à engager une conversation, elle s’empare du sac et en sort un pain au chocolat, elle lui tend le paquet. Son père répond non merci, elle croque dans le pain au chocolat, des miettes éclatent sur la table, elle boit une petite gorgée alors qu’elle n’a pas fini de mâcher, le thé est toujours aussi chaud, elle s’y habitue. Elle a envie d’en finir avec ce goûter, son père ne la regarde pas, il attend, elle sent sa respiration lourde et incertaine, elle finit le pain au chocolat et, du petit doigt, récupère dans son autre main les miettes qu’elle emporte vers la poubelle. La chaise crisse encore. Elle verse de l’eau froide dans sa tasse qu’elle boit d’une traite avant de la rincer dans l’évier. Son père n’a pas bougé, il attend. Je vais faire un tour dans ma chambre, dit-elle. Oui, oui, si tu veux. Son père se lève et part au salon, il allume la télévision et s’assoit dans un fauteuil recouvert d’un plaid.