Elle se dirige vers l’escalier et monte à l’étage. Rien n’a bougé, il y a toujours sur la porte un panneau, interdit d’entrer. Les murs sont couverts de posters, les meubles d’autocollants et le lit d’une vieille couverture rose. Sur sa table de nuit, un réveil arrêté. L’abat-jour de la lampe est de travers. Les volets sont fermés, l’odeur est sèche, il n’y a rien à sentir, c’est froid et impersonnel malgré tous ces souvenirs, toutes ces reliques de ses années d’enfance, de collège et de lycée, ce n’est plus tout à fait sa chambre, elle n’ouvre pas les volets, elle se contente de la lumière glacée du lustre, elle reste peu, ne saisit aucun objet. Il n’y a pas de photos d’elle petite, ni de sa mère, ni de son père, que des héros de cinéma et des chanteurs déjà passés de mode. Elle referme la porte et aperçoit à côté le lit de son père dans la chambre voisine, elle n’ose pas y entrer. La porte est entrouverte car il ne l’attendait pas. C’est toujours bizarre d’avoir à lui changer les draps, aujourd’hui elle ne le fait pas, elle n’en a pas envie, et puis ce n’était pas prévu qu’elle vienne. Elle redescend l’escalier. Le papier peint se déchire en haut des murs et le bois craque lorsqu’elle pose les pieds sur les marches. Son père est dans le salon, il regarde son jeu télévisé. Elle revient dans la cuisine et sort de sous l’évier la poubelle, elle prend une éponge, y dépose du liquide et nettoie l’évier, puis le plan de travail, puis la gazinière, elle passe le balai, puis un chiffon sur le buffet. Elle ne rentre pas dans le salon. L’aspirateur, ce sera pour une autre fois, un jour où elle l’aura prévenu de sa visite, alors elle pourra faire à fond le salon pendant qu’il sortira dans le jardin. Papa, je vais y aller, je t’appelle. Oui, oui, au revoir, referme bien avec ta clé en partant. Au revoir, papa. Elle ouvre la porte, la poubelle à la main, ferme à clé, dépose le sac dans le container et s’en va au-delà du grillage, au-delà du portail. Elle avance dans la rue, croise quelques voitures qui roulent au pas.

Son téléphone vibre, elle écoute son répondeur en marchant, c’est Marc. Louise, t’as vu dans le journal, ils vont tourner un film ici, le studio fait des repérages, je n’ai pas bien compris l’histoire, ils cherchent des figurants, ils veulent des types pour une scène de bagarre, je crois que je vais y aller, et c’est payé en plus, je vais aller récupérer une photo, celle où j’ai mon costume à l’enterrement de mon oncle, ils cherchent aussi l’actrice principale, ne m’attends pas, il faut que j’aille prévenir Guillaume, on va regarder des films ce soir, je t’appelle tout à l’heure, au fait, il paraît que le réalisateur dort dans ton hôtel, si tu le vois, parle-lui de moi.

La patronne semble avoir redécouvert ce qu’est une trousse de maquillage. C’est peinturlurée du bas du menton jusqu’en haut des sourcils qu’elle se promène dans le hall de l’entrée face à son mari. Ils auront bien un petit rôle pour moi. T’as quand même plus tes jambes de vingt ans, réplique son homme en se mouchant dans un torchon. Moi, je me souviens d’un de ses films à ce type, c’était dans les années soixante avec, comment qu’elle s’appelle, tu sais celle avec des gros…

Elle est sortie de la cuisine pour vider la poubelle. Elle récupère le journal que le patron a laissé traîner près des toilettes. C’est précisé que le réalisateur n’a rien tourné depuis dix ans et qu’une productrice a financé son dernier projet, un film historique, dans lequel une enfant abandonnée retrouve son père sur fond de révolte paysanne. Un scooter crachote au loin. Marc surgit du parking et se précipite vers elle. Tiens, c’est ma photo, t’as qu’à lui donner directement. Pas un baiser, ni un bonjour. Écoute, Marc, va lui donner toi-même si tu veux tant que ça faire du cinéma, profites-en pour lui jouer la scène de celui qui rentre à pas d’heure et pose un lapin à sa copine, je suis sûre qu’il va adorer. On ne devait pas aller au cinéma tous les deux hier soir ? Mais, dit Marc, c’est pour faire du cinéma, tu ne te rends pas compte la chance que c’est, je ne peux pas laisser passer ça, c’est sûr qu’ils auront quelque chose pour moi. Elle entend son prénom hurlé par la patronne. Elle laisse Marc et se dirige vers la cuisine. Le réalisateur veut te parler, s’il faut d’autres serviettes et des petits savons, pas de souci, mais gare à toi si tu as mal refait sa chambre.

Le vieil homme l’attend seul dans le hall à côté d’un présentoir rempli de prospectus, de petits dépliants vantant la région et ses marais. Quand elle arrive face à lui, ses yeux se plantent dans les siens, intensément. Elle repense encore à son père, ça ne peut plus lui échapper maintenant, elle en oublierait presque les traits réels de celui qui lui a donné la vie. Le vieil homme, assis sur la banquette de l’entrée, porte un chapeau, un panama déformé à bords bleu marine. Ses mains tremblent et ses chaussettes semblent dépareillées. Cet homme la regarde comme si sa vie en dépendait.

Mademoiselle, j’ai beaucoup cherché tout au long de ma vie à être au plus près de mes intuitions. Parfois cela m’a joué des tours, je me suis trompé, mais j’ai bien fait de suivre ce que, comment dire, ma petite voix me disait de faire. Je suis arrivé ici, dans cet endroit, j’ai voulu y venir car le lieu m’a semblé, cela va peut-être vous étonner, charmant. Il me rappelle les hôtels dans lesquels je dormais lorsque je voyageais étant jeune homme. J’ai toujours préféré ceux-là aux beaux immeubles flambant neufs. Ici, ce n’est pas très cher, l’endroit est un peu ancien, ne le prenez pas mal, comme moi en somme, mais c’est plutôt confortable, et je me dis souvent que c’est à l’intérieur des ruines que l’on peut trouver des trésors, que c’est au sommet des monts balayés par le vent que l’on peut dénicher une merveille préservée. Et vous savez, je crois qu’ici, je viens de trouver ce que je cherche. Ils m’ont déjà traité de fou, et pourtant mon intuition me dit, c’est là, je n’y peux rien, que je fais le bon choix car j’ai aperçu une lumière, vive et brillante, une braise sur laquelle il suffirait de souffler un peu. Mademoiselle, excusez la rudesse de cette dame qui vous a questionnée, je dépends d’elle financièrement, elle a son mot à dire, elle aussi, mais ses intuitions à elle sont d’une tout autre nature, elle veut savoir à qui elle a affaire, c’est son métier, nous ne faisons pas le même, c’est comme ça, alors nous en discutons. Je ne vais pas tourner autour du pot trop longtemps. Voici la situation. C’est très simple. Hier au petit déjeuner, avant que les autres arrivent, quand je vous ai demandé des croissants, le monde s’est suspendu un instant, je ne sais pourquoi, je ne saurais l’expliquer, encore une fois, c’est comme ça, et tout ce que j’ai imaginé pour mon projet s’est brusquement mis en forme, en mouvement, c’était une évidence, je n’en revenais pas, je me sentais heureux, chanceux de vous avoir en face de moi. Alors j’ai senti que je pouvais me projeter en vous. Je ne vous connais pas, peu importe en somme, mais il y a quelque chose en vous qui m’a bouleversé, et cette intuition-là, je ne peux pas m’en défaire, je dois savoir, c’est comme ça, je dois en avoir le cœur net, je veux essayer. Toute ma vie, j’ai fonctionné ainsi, alors cette fois, je recommence mais avec la certitude, c’est idiot me direz-vous, d’être au plus juste de ma vision. J’aimerais beaucoup que vous jouiez dans mon film. L’héroïne est une jeune fille qui vous correspond trait pour trait, vous êtes celle que j’ai exactement imaginée. Je suis sûr que vous seriez parfaite. Je vous laisse réfléchir. Ma demande peut vous sembler surprenante, ou cavalière, mais je vous prie d’y réfléchir. Je dois sortir pour des repérages, je reviendrai ce soir à l’hôtel. Laissez-moi un message. Merci et au revoir, mademoiselle.


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