Malgré tout, elle se laissait prendre au son de cette voix caressante, et elle écoutait, avide d’espoir et de bonheur. Un sourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore ! Il la supplia :
– Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l’être. Vous n’en avez pas le droit.
Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et dit gravement :
– Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste, Maxime.
– Mais pourquoi ?
– Elles ont tué.
Maxime s’écria :
– Taisez-vous ! Ne pensez pas à cela… le passé est mort, le passé ne compte pas.
Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avec un sourire plus clair comme si chaque baiser eût effacé un peu de l’horrible souvenir.
– Il faut m’aimer, Maxime, il le faut parce qu’aucune femme ne vous aimera comme moi. Pour vous plaire, j’ai agi, j’agis encore, non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets. J’accomplis des actes contre lesquels tous mes instincts et toute ma conscience se révoltent, mais je ne peux pas résister… tout ce que je fais, je le fais machinalement, parce que cela vous est utile, et que vous le voulez… et je suis prête à recommencer demain… et toujours.
Il dit avec amertume :
– Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vie aventureuse ? J’aurais dû rester le Maxime Bermond que vous avez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l’autre homme que je suis.
Elle dit très bas :
– J’aime aussi cet autre homme, et je ne regrette rien.
– Si, vous regrettez votre vie passée, la vie au grand jour.
– Je ne regrette rien quand vous êtes là, dit-elle passionnément ! Il n’y a plus de faute, il n’y a plus de crime quand mes yeux vous voient. Que m’importe d’être malheureuse loin de vous, et de souffrir, et de pleurer, et d’avoir horreur de tout ce que je fais… votre amour efface tout… j’accepte tout… mais il faut m’aimer !…
– Je ne vous aime pas parce qu’il le faut, Clotilde, mais pour l’unique raison que je vous aime.
– En êtes-vous sûr ? dit-elle toute confiante.
– Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, mon existence est violente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer le temps que je voudrais.
Elle s’affola aussitôt.
– Qu’y a-t-il ? Un danger nouveau ? Vite, parlez.
– Oh ! Rien de grave encore. Pourtant…
– Pourtant ?
– Eh bien, il est sur nos traces.
– Sholmès ?
– Oui. C’est lui qui a lancé Ganimard dans l’affaire du restaurant hongrois. C’est lui qui a posté, cette nuit, les deux agents de la rue Chalgrin. J’en ai la preuve. Ganimard a fouillé la maison ce matin, et Sholmès l’accompagnait. En outre…
– En outre ?
– Eh bien, il y a autre chose : il nous manque un de nos hommes, Jeanniot.
– Le concierge ?
– Oui.
– Mais c’est moi qui l’ai envoyé ce matin, rue Chalgrin, pour ramasser des grenats qui étaient tombés de ma broche.
– Il n’y a pas de doute, Sholmès l’aura pris au piège.
– Nullement. Les grenats ont été apportés au bijoutier de la rue de la Paix.
– Alors, qu’est-il devenu depuis ?
– Oh Maxime, j’ai peur.
– Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais j’avoue que la situation est très grave. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa force réside dans son isolement. Rien ne peut le trahir.
– Que décidez-vous ?
– L’extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résolu à changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l’asile inviolable que vous savez. L’intervention de Sholmès brusque les choses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se dire que fatalement, il arrivera au bout de cette piste. Donc, j’ai tout préparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi, ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place, après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, ce qui n’est pas une petite affaire. D’ici là…
– D’ici là ?
– Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir, Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains tout dès qu’il s’agit de vous.
– Il est impossible que cet Anglais parvienne jusqu’à moi.
– Tout est possible avec lui, et je me méfie. Hier, quand j’ai manqué d’être surpris par votre père, j’étais venu pour fouiller l’armoire qui contient les anciens registres de M. Destange. Il y a là un danger. Il y en a partout. Je devine l’ennemi qui rôde dans l’ombre et qui se rapproche de plus en plus. Je sens qu’il nous surveille… qu’il tend ses filets autour de nous. C’est là une de ces intuitions qui ne me trompent jamais.
– En ce cas, dit-elle, partez, Maxime, et ne pensez plus à mes larmes. Je serai forte, et j’attendrai que le danger soit conjuré. Adieu, Maxime.
Elle l’embrassa longuement. Et ce fut elle-même qui le poussa dehors. Sholmès entendit le son de leurs voix qui s’éloignait.
Hardiment, surexcité par ce même besoin d’agir, envers et contre tout, qui le stimulait depuis la veille, il s’engagea dans une antichambre à l’extrémité de laquelle il y avait un escalier. Mais, au moment où il allait descendre, le bruit d’une conversation partit de l’étage inférieur, et il jugea préférable de suivre un couloir circulaire qui le conduisit à un autre escalier. Au bas de cet escalier il fut très surpris de voir des meubles dont il connaissait déjà la forme et l’emplacement. Une porte était entrebâillée. Il pénétra dans une grande pièce ronde. C’était la bibliothèque de M. Destange.
« Parfait ! Admirable ! murmura-t-il, je comprends tout. Le boudoir de Clotilde, c’est-à-dire de la Dame blonde, communique avec un des appartements de la maison voisine, et cette maison voisine a sa sortie, non sur la place Malesherbes, mais sur une rue adjacente, la rue Montchanin, autant que je m’en souvienne… À merveille ! Et je m’explique comment Clotilde Destange va rejoindre son bien-aimé tout en gardant la réputation d’une personne qui ne sort jamais. Et je m’explique aussi comment Arsène Lupin a surgi près de moi, hier soir, sur la galerie : il doit y avoir une autre communication entre l’appartement voisin et cette bibliothèque… »
Et il concluait :
« Encore une maison truquée. Encore une fois, sans doute, Destange architecte ! Il s’agit maintenant de profiter de mon passage ici pour vérifier le contenu de l’armoire… et pour me documenter sur les autres maisons truquées. »
Sholmès monta sur la galerie et se dissimula derrière les étoffes de la rampe. Il y resta jusqu’à la fin de la soirée. Un domestique vint éteindre les lampes électriques. Une heure plus tard, l’Anglais fit fonctionner le ressort de sa lanterne et se dirigea vers l’armoire.
Comme il le savait, elle contenait les anciens papiers de l’architecte, dossiers, devis, livres de comptabilité. Au second plan, une série de registres, classés par ordre d’ancienneté, se dressait.
Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôt il examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, la lettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné du chiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut :
« Harmingeat, 40, rue Chalgrin. »
Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue de l’établissement d’un calorifère dans son immeuble. Et en marge, cette note : « Voir le dossier M. B. »
– Eh ! Je le sais bien, dit-il, le dossier M. B., c’est celui qu’il me faut. Par lui, je saurai le domicile actuel de M. Lupin.
Ce n’est qu’au matin que, sur la deuxième moitié d’un registre, il découvrit ce fameux dossier.
Il comportait quinze pages. L’une reproduisait la page consacrée à M. Harmingeat de la rue Chalgrin. Une autre détaillait les travaux exécutés pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron. Une autre était réservée au Baron d’Hautrec, 134, avenue Henri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres à différents propriétaires de Paris.