Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puis il remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur la place déserte, en ayant soin de repousser les volets.
Dans sa chambre d’hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu’il apportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia les conclusions que l’on pouvait tirer du dossier M. B., ou, pour mieux dire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin.
À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique :
« Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et vous confierai une personne dont la capture est de la plus haute importance. En tout cas, soyez chez vous cette nuit et demain mercredi jusqu’à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentaine d’hommes à votre disposition… »
Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont le chauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente, et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plus loin que l’hôtel Destange.
– Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien, relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, et attendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votre moteur en marche. Dès que je reviendrai, en route pour la rue Pergolèse.
Au moment de franchir le seuil de l’hôtel, il eut une dernière hésitation. N’était-ce pas une faute de s’occuper ainsi de la Dame blonde tandis que Lupin achevait ses préparatifs de départ ? Et n’aurait-il pas mieux fait, à l’aide de la liste des immeubles, de chercher tout d’abord le domicile de son adversaire ?
– Bah ? se dit-il, quand la Dame blonde sera ma prisonnière, je serai maître de la situation.
Et il sonna.
M. Destange se trouvait déjà dans la bibliothèque. Ils travaillèrent un moment et Sholmès cherchait un prétexte pour monter jusqu’à la chambre de Clotilde, lorsque la jeune fille entra, dit bonjour à son père, s’assit dans le petit salon et se mit à écrire.
De sa place, Sholmès la voyait, penchée sur la table, et qui, de temps à autre, méditait, la plume en l’air et le visage pensif. Il attendit, puis prenant un volume, il dit à M. Destange :
– Voici justement un livre que Mlle Destange m’a prié de lui apporter dès que je mettrais la main dessus.
Il se rendit dans le petit salon et se posta devant Clotilde de façon à ce que son père ne pût l’apercevoir, et il prononça :
– Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M. Destange.
– Ah ! fit-elle sans se déranger. Mon père a donc changé de secrétaire ?
– Oui, Mademoiselle, et je désirerais vous parler.
– Veuillez vous asseoir, Monsieur, j’ai fini.
Elle ajouta quelques mots à sa lettre, la signa, cacheta l’enveloppe, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d’un téléphone, obtint la communication avec sa couturière, pria celle-ci de hâter l’achèvement d’un manteau de voyage dont elle avait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès :
– Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elle avoir lieu devant mon père ?
– Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pas hausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entende point.
– Pour qui est-ce préférable ?
– Pour vous, Mademoiselle.
– Je n’admets pas de conversation que mon père ne puisse entendre.
– Il faut pourtant bien que vous admettiez celle-ci.
Ils se levèrent l’un et l’autre, les yeux croisés.
Et elle dit :
– Parlez, Monsieur.
Toujours debout, il commença :
– Vous me pardonnerez si je me trompe sur certains points secondaires. Ce que je garantis, c’est l’exactitude générale des incidents que j’expose.
– Pas de phrases, je vous prie. Des faits.
À cette interruption, lancée brusquement, il sentit que la jeune femme était sur ses gardes, et il reprit :
– Soit, j’irai droit au but. Donc il y a cinq ans, Monsieur votre père a eu l’occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond, lequel s’est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, je ne saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s’est pris d’affection pour ce jeune homme, et, comme l’état de sa santé ne lui permettait plus de s’occuper de ses affaires, il confia à M. Bermond l’exécution de quelques commandes qu’il avait acceptées de la part d’anciens clients, et qui semblaient en rapport avec les aptitudes de son collaborateur.
Herlock s’arrêta. Il lui parut que la pâleur de la jeune fille s’était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu’elle prononça :
– Je ne connais pas les faits dont vous m’entretenez, Monsieur, et surtout je ne vois pas en quoi ils peuvent m’intéresser.
– En ceci, Mademoiselle, c’est que M. Maxime Bermond s’appelle de son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, Arsène Lupin.
Elle éclata de rire.
– Pas possible ! Arsène Lupin ? M. Maxime Bermond s’appelle Arsène Lupin ?
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisque vous refusez de me comprendre à demi-mot, j’ajouterai qu’Arsène Lupin a trouvé ici, pour l’accomplissement de ses projets, une amie, plus qu’une amie, une complice aveugle et… passionnément dévouée.
Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peu d’émotion que Sholmès fut frappé d’une telle maîtrise, elle déclara :
– J’ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veux l’ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortir d’ici.
– Je n’ai jamais eu l’intention de vous imposer ma présence indéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu’elle. Seulement j’ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel.
– Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ?
– Vous !
– Moi ?
– Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, et vous me suivrez, sans une protestation, sans un mot.
Ce qu’il y avait d’étrange dans cette scène, c’était le calme absolu des deux adversaires. Plutôt qu’un duel implacable entre deux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton de leurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas du même avis.
Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M. Destange qui maniait ses livres avec des gestes mesurés.
Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlock tira sa montre.
– Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nous partons.
– Sinon ?
– Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte…
– Quoi ?
– La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond, et je lui raconte la double vie de sa complice.
– De sa complice ?
– Oui, de celle que l’on appelle la Dame blonde, de celle qui fut blonde.
– Et quelles preuves lui donnerez-vous ?
– Je l’emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passage qu’Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction, a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passage qui vous a servi à tous les deux, l’avant-dernière nuit.
–Après ?
– Après, j’emmènerai M. Destange chez Maître Detinan, nous descendrons l’escalier de service par lequel vous êtes descendue avec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercherons tous deux la communication sans doute analogue qui existe avec la maison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard des Batignolles et non sur la rue Clapeyron ?
– Après ?
– Après, j’emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il lui sera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par Arsène Lupin lors de la restauration de ce château, de découvrir les passages secrets qu’Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes. Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde de s’introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d’y prendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plus tard, de s’introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et de cacher ce diamant bleu au fond d’un flacon… acte assez bizarre, je l’avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, cela n’importe point.