– Après ?

– Après, fit Herlock d’une voix plus grave, j’emmènerai M. Destange au 134 avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment le Baron d’Hautrec…

– Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec un effroi soudain… je vous défends ! … Alors vous osez dire que c’est moi… vous m’accusez…

– Je vous accuse d’avoir tué le Baron d’Hautrec.

– Non, non, c’est une infamie.

– Vous avez tué le Baron d’Hautrec, Mademoiselle. Vous étiez entrée à son service sous le nom d’Antoinette Bréhat, dans le but de lui ravir le diamant bleu, et vous l’avez tué.

De nouveau elle murmura, brisée, réduite à la prière :

– Taisez-vous, Monsieur, je vous en supplie. Puisque vous savez tant de choses, vous devez savoir que je n’ai pas assassiné le Baron.

– Je n’ai pas dit que vous l’aviez assassiné, Mademoiselle. Le Baron d’Hautrec était sujet à des accès de folie que, seule, la sœur Auguste pouvait maîtriser. Je tiens ce détail d’elle-même. En l’absence de cette personne, il a dû se jeter sur vous, et c’est au cours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l’avez frappé. Épouvantée par un tel acte, vous avez sonné et vous vous êtes enfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleu que vous étiez venue prendre. Un instant après vous rameniez un des complices de Lupin, domestique dans la maison voisine, vous transportiez le Baron sur son lit, vous remettiez la chambre en ordre… mais toujours sans oser prendre le diamant bleu. Voilà ce qui s’est passé. Donc, je le répète, vous n’avez pas assassiné le Baron. Cependant ce sont bien vos mains qui l’ont frappé.

Elle les avait croisées sur son front, ses longues mains fines et pâles, et elle les garda longtemps ainsi, immobiles. Enfin, déliant ses doigts, elle découvrit son visage douloureux et prononça :

– Et c’est tout cela que vous avez l’intention de dire à mon père ?

– Oui, et je lui dirai que j’ai comme témoins Mlle Gerbois, qui reconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtra Antoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme de Réal. Voilà ce que je lui dirai.

– Vous n’oserez pas, dit-elle, recouvrant son sang-froid devant la menace d’un péril immédiat.

Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l’arrêta :

– Un instant, Monsieur.

Elle réfléchit, maîtresse d’elle-même maintenant, et, fort calme, lui demanda :

– Vous êtes Herlock Sholmès, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Que voulez-vous de moi ?

– Ce que je veux ? J’ai engagé contre Arsène Lupin un duel dont il faut que je sorte vainqueur. Dans l’attente d’un dénouement qui ne saurait tarder beaucoup, j’estime qu’un otage aussi précieux que vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable. Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu’un de mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre.

– C’est tout ?

– C’est tout, je ne fais pas partie de la police de votre pays, et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier.

Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment de répit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, si tranquille soudain, presque indifférente aux dangers qui l’entouraient.

« Et même, songeait l’Anglais, se croit-elle en danger ? Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vous atteindre. Lupin est tout-puissant, Lupin est infaillible. »

– Mademoiselle, dit-il, j’ai parlé de cinq minutes, il y en a plus de trente.

– Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d’y prendre mes affaires ?

– Si vous le désirez, Mademoiselle, j’irai vous attendre rue Montchanin. Je suis un excellent ami du concierge Jeanniot.

– Ah ! vous savez… fit-elle avec un effroi visible.

– Je sais bien des choses.

– Soit. Je sonnerai donc.

On lui apporta son chapeau et son vêtement, et Sholmès lui dit :

– Il faut que vous donniez à M. Destange une raison qui explique notre départ, et que cette raison puisse au besoin expliquer votre absence pendant quelques jours.

– C’est inutile. Je serai ici tantôt.

De nouveau ils se défièrent du regard, ironiques tous deux et souriants.

– Comme vous êtes sûre de lui dit Sholmès.

– Aveuglément.

– Tout ce qu’il fait est bien, n’est-ce pas ? Tout ce qu’il veut se réalise. Et vous approuvez tout, et vous êtes prête à tout pour lui.

– Je l’aime, dit-elle, frissonnante de passion.

– Et vous croyez qu’il vous sauvera ?

Elle haussa les épaules et, s’avançant vers son père, elle le prévint.

– Je t’enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèque nationale.

– Tu rentres déjeuner ?

– Peut-être… ou plutôt non… mais ne t’inquiète pas…

Et elle déclara fermement à Sholmès :

– Je vous suis, Monsieur.

– Sans arrière-pensée ?

– Les yeux fermés.

– Si vous tentez de vous échapper, j’appelle, je crie, on vous arrête, et c’est la prison. N’oubliez pas que la Dame blonde est sous le coup d’un mandat.

– Je vous jure sur l’honneur que je ne ferai rien pour m’échapper.

– Je vous crois. Marchons.

Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrent l’hôtel.

Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sens opposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette que recouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmès entendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, pria Clotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs, l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

Herlock, pensif, combinait ses plans.

« Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre ses mains… lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il la mènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, je consulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Et cette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimard comme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande… »

Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à sa portée et de voir qu’aucun obstacle sérieux ne l’en séparait. Et, cédant à un besoin d’expansion qui contrastait avec sa nature, il s’écria :

– Excusez-moi, Mademoiselle, si je montre tant de satisfaction. La bataille fut pénible, et le succès m’est particulièrement agréable.

– Succès légitime, Monsieur, et dont vous avez le droit de vous réjouir.

– Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nous prenons ! Le chauffeur n’a donc pas entendu ?

À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Que diable pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors des fortifications.

Sholmès baissa la glace.

– Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… rue Pergolèse !…

L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

– Je vous dis d’aller rue Pergolèse.

L’homme ne répondit point.

– Ah ! ça, mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettez de la mauvaise volonté… nous n’avons rien à faire par ici… rue Pergolèse ! Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plus vite.

Toujours le même silence. L’Anglais frémit d’inquiétude. Il regarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres de la jeune fille.

– Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… cet incident n’a aucun rapport… cela ne change rien aux choses…

– Absolument rien, répondit-elle.

Tout à coup une idée le bouleversa. Se levant à moitié, il examina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège. Les épaules étaient plus minces, l’attitude plus dégagée… une sueur froide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la plus effroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme, c’était Arsène Lupin.

– Eh bien, Monsieur Sholmès, que dites-vous de cette petite promenade ?

– Délicieuse, cher Monsieur, vraiment délicieuse, riposta Sholmès.


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