– Pleure, tu pisseras moins, soupira-t-elle.

            Elle lui tendit néanmoins un mouchoir et patienta jusqu’à ce qu’il ait cessé ses gémissements.

            – Quel âge as-tu, Romuald ?

            – Seize ans et demi.

            – D’où viens-tu ?

            – De Beaune, au sud de Dijon, c’est…

            – Je sais où est Beaune. Certains des meilleurs vins français viennent de ta région. Depuis quand travailles-tu à l’Imperator ?

            – Quinze jours, dit-il en enlevant ses lunettes pour frotter ses paupières.

            – Et ça t’intéresse, ce boulot ?

            Il secoua la tête et pointa du menton l’écran de son PC.

            – La seule chose qui m’intéresse vraiment, c’est ça.

            – Les ordinateurs ? Qu’est-ce que tu fais dans un restaurant alors ?

            Il lui confia avoir suivi sa petite amie qui, après son bac, était partie travailler à New York comme fille au pair.

            – Et cette fille t’a laissé tomber ? devina Emma.

            Un peu honteux, il acquiesça en silence.

            – Tes parents savent que tu es aux États-Unis, au moins ?

            – Oui, mais en ce moment, ils ont d’autres chats à fouetter, affirma-t-il en restant évasif.

            – Mais comment as-tu réussi à te faire embaucher ici, à New York ? Tu n’as pas de papiers pour travailler, tu n’es pas majeur…

            – Je me suis bricolé un visa de travail temporaire en me vieillissant un peu.

            Bricoler un visa. Pas étonnant qu’il craigne la police et qu’il ne souhaite pas attirer sur lui l’attention de la DRH.

            Emma regarda l’adolescent avec un mélange de fascination et de compassion.

            – Où as-tu appris à faire ça, Romuald ?

            Il haussa les épaules.

            – On peut faire beaucoup de choses si on sait utiliser un ordinateur.

            Comme elle insistait, il lui raconta plusieurs anecdotes. À treize ans et demi, Romuald avait passé quelques heures en garde à vue pour avoir diffusé sur Internet une traduction pirate du dernier tome d’ Harry Potter. Un peu plus tard, c’est le site Internet de son lycée qu’il avait piraté, s’amusant à changer ses notes et à envoyer des messages loufoques sur les boîtes mail des parents d’élèves. En juin dernier, il avait déniché en quelques clics les sujets du bac scientifique pour offrir une mention à sa petite amie. Enfin, début juillet, il avait brièvement détourné le compte Facebook du président français, Nicolas Sarkozy. Une blague potache qui n’avait pas été du goût de l’Élysée. Les autorités étaient parvenues à remonter jusqu’à lui. Au vu de son dossier, il avait écopé d’une peine avec mise à l’épreuve, assortie du conseil très ferme de se tenir désormais éloigné d’un ordinateur.

            En l’écoutant parler, Emma eut une idée fulgurante.

            – Installe-toi devant ton écran, ordonna-t-elle.

            Il s’exécuta et tapa sur une touche du clavier pour mettre l’appareil sous tension.

            Elle tira une chaise pour s’asseoir à côté de lui.

            – Regarde-moi bien dans les yeux, Romuald.

            Nerveux, l’adolescent chaussa ses lunettes, mais ne soutint son regard que deux secondes.

            – Vous êtes… vous êtes très jolie, bredouilla-t-il.

            – Non, justement, je suis affreuse, mais tu vas m’aider à arranger ça, dit-elle en pointant le moniteur.

            Elle tapa l’adresse Web du site d’un salon de coiffure. À l’écran, des lettres scintillantes dansaient sur un fond clair et dépouillé.

            Akahiko Imamura

            Airstyle

            – Akahiko Imamura est un Japonais qui a révolutionné l’univers de la coiffure, expliqua-t-elle. À Manhattan, c’est LE coiffeur qui compte, le maître du ciseau et de la couleur. Angelina Jolie, Anne Hathaway, Cate Blanchett… les plus grandes stars se font coiffer chez lui. Et pendant la fashion week, tous les créateurs essaient de l’embaucher pour leur défilé. On dit que c’est un véritable magicien et j’ai au moins besoin de ça pour être présentable ce soir. Le problème, c’est qu’il y a une liste d’attente de deux mois pour prendre rendez-vous.

            Romuald avait compris ce qu’Emma attendait de lui. Déjà, il s’activait pour essayer de pénétrer dans le système de réservation.

            – Imamura a trois salons à New York, continua-t-elle pendant que le geek tapait sur son clavier avec une vitesse hallucinante. Un à Soho, le deuxième à Midtown et le dernier dans l’Upper East Side.

            – C’est là qu’il officie cet après-midi, annonça Romuald en affichant la liste des rendez-vous du coiffeur.

            Impressionnée, elle se pencha sur l’écran.

            – C’est le même principe que lorsque vous réservez en ligne une table pour un restaurant, expliqua le jeune Français.

            – Tu peux modifier les noms ?

            – Bien entendu, quel intérêt sinon ? À quelle heure voulez-vous y aller ?

            – Dix-sept heures, c’est possible ?

            – Un jeu d’enfant…

            Il inscrivit le nom d’Emma à la place de la cliente initialement prévue, sans oublier d’envoyer un message à cette dernière pour reporter son rendez-vous.

            La jeune sommelière n’en croyait pas ses yeux.

            – Bien joué, Callaghan ! s’enthousiasma-t-elle en l’embrassant sur la joue. Toi aussi, tu es un magicien !

            La bouille ronde de Romuald s’empourpra.

            – C’était facile, dit-il, modeste.

            – Tu n’as pas l’air, comme ça, mais tu es drôlement futé, dit-elle en ouvrant la porte pour rejoindre son poste. Bien entendu, tu gardes tout ça pour toi, capito ?

            *

            Boston

            Boutique Brooks Brothers

            15 h 30

            – Tu es vraiment très élégant, jura April. La coupe classique, c’est ce qui te va le mieux : des épaules bien dessinées, une taille étroite, mais le torse libéré. C’est chic et intemporel.

            Matthew regarda son reflet dans le miroir en pied de la boutique de luxe. Rasé de près, les cheveux courts, sanglé dans une veste ajustée au millimètre, il était méconnaissable.

            Depuis quand n’ai-je plus porté de costume ?

            La réponse claqua dans sa tête. Désagréable et perturbante.

            Depuis mon mariage.

             Pour un peu, j’en virerais ma cuti ! insista April en lui fermant un bouton.

            Il se força à sourire pour la remercier des efforts qu’elle faisait pour lui.

            – On va compléter ta tenue avec un manteau droit en laine et on file à l’aéroport, affirma-t-elle en regardant sa montre. Il y a toujours des embouteillages à cette heure-ci et il est hors de question que tu rates ton avion !

            Après avoir payé leurs achats, ils rejoignirent la Camaro et April mit le cap sur Logan Airport. Matthew fut silencieux pendant tout le trajet. Au fur et à mesure que la journée avançait, il avait perdu son entrain et sentait son enthousiasme s’étioler. À présent, cette rencontre avec Emma Lovenstein ne lui semblait plus une aussi bonne idée que la veille au soir. À bien y réfléchir, ce rendez-vous n’avait même aucun sens : il résultait d’une décision prise sur un coup de tête alors qu’il avait bu de l’alcool et pris des médicaments. Il ne connaissait pas cette femme, tous les deux s’étaient laissé griser par un bref échange épistolaire et une rencontre physique ne pourrait qu’entraîner une déception mutuelle.

            La Chevrolet s’engagea dans la bretelle menant au parking dépose-minute. April fit une courte halte devant le terminal pour laisser à son ami le temps de sortir de la voiture. Alors qu’ils se donnaient une accolade, la galeriste essaya de trouver des mots encourageants.


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