– Je sais très bien à quoi tu penses, Matt. Je sais très bien que tu as peur et qu’à présent tu regrettes de t’être engagé, mais je t’en supplie, va à ce rendez-vous.

            Il acquiesça de la tête, claqua la portière derrière lui et récupéra son sac dans le coffre. Il adressa à son amie un dernier salut avant de pénétrer dans le bâtiment.

            Il traversa rapidement le hall. Comme il s’était enregistré en ligne, il passa les contrôles de sécurité et patienta dans la salle d’embarquement. Au moment de se lever pour monter dans l’avion, il fut saisi par le doute, puis par la peur. Il transpirait, d’innombrables pensées contradictoires s’entrechoquaient dans sa tête. Un bref instant, le visage de Kate lui apparut avec une netteté stupéfiante, mais il refusa de culpabiliser, cligna des yeux plusieurs fois pour chasser cette image et présenta son billet à l’hôtesse.

            *

            Magasin Bergdorf Goodman

            5 eAvenue

            16 h 15

            Un peu perdue, Emma déambulait parmi les stands du grand magasin new-yorkais. Ici, tout était intimidant, depuis le grand bâtiment en marbre blanc jusqu’à l’apparence sophistiquée des vendeuses – belles comme des mannequins – qui vous donnait l’air minable. Au fond d’elle, Emma pensait qu’un magasin « comme ça » – dans lequel on ne demandait pas les prix, dans lequel il fallait être beau, riche et sûr de soi ne serait-ce que pour essayerun vêtement – n’était pas fait pour elle, mais aujourd’hui, elle se sentait capable de surmonter son inhibition. C’était irrationnel, mais elle croyait beaucoup en ce rendez-vous. Cette nuit, elle n’avait presque pas dormi ; ce matin, impatiente, elle s’était levée tôt et était restée plus d’une heure à passer en revue sa garde-robe pour trouver une tenue qui la mette en valeur. Après de multiples essayages et doutes, elle avait fini par se décider pour un ensemble qui lui allait plutôt bien : un corsage chocolat brodé de fils cuivrés et une jupe crayon, taille haute, en soie noire qui faisait son effet. Pour compléter sa tenue, elle avait besoin d’un manteau digne de ce nom. Et le sien n’était qu’une vieille et horrible moquette informe. Depuis qu’elle était dans le magasin, ses pas la ramenaient toujours vers ce magnifique trois-quarts en brocart. Elle palpa l’étoffe de soie rehaussée de dessins brochés d’or et d’argent. C’était tellement beau qu’elle n’osait même pas l’enfiler.

            – Je peux vous aider, madame ? demanda une vendeuse qui avait repéré son manège.

            Emma demanda à essayer le manteau. Il lui allait à ravir, mais il coûtait 2 700 dollars. C’était une folie qu’elle n’avait absolument pas les moyens de s’offrir. À première vue, son salaire était correct, sauf qu’on était à Manhattan et que tout était hors de prix. Surtout, une bonne partie de ses économies passait dans les séances hebdomadaires de psychanalyse. Une dépense vitale. Margaret Wood, sa psychothérapeute, l’avait sauvée lorsqu’elle était au plus mal. Elle lui avait appris à se protéger, à ériger des barrages pour ne pas se laisser engloutir par la peur ou la folie.

            Et là, elle se mettait en danger.

            Emma se raisonna et ressortit de la cabine d’essayage.

            – Je ne vais pas le prendre, dit-elle.

            Satisfaite de ne pas avoir cédé à son impulsion, elle se dirigea vers la sortie du magasin. En jetant un dernier coup d’œil au rayon des chaussures, elle contempla avec admiration une paire d’escarpins Brian Atwood en cuir rose poudré. Le modèle d’exposition était à sa pointure. Elle glissa son pied dans la chaussure et se transforma en Cendrillon. En python vieilli, les escarpins avaient des reflets violets et des talons laqués vertigineux. Le genre de chaussures capables de sublimer n’importe quelle tenue. Oubliant ses bonnes résolutions, Emma sortit sa carte de crédit pour régler le prix du rêve : 1 500 dollars. Avant de passer à la caisse, elle revint impulsivement sur ses pas pour acheter le manteau en brocart. Bilan de cette escapade shopping : un mois et demi de salaire parti en fumée en quelques minutes.

            En sortant sur la 5 eAvenue, Emma fut saisie par le froid. Le corps transi, elle noua son écharpe et baissa la tête pour se protéger du vent, mais la morsure était trop vive. Un souffle glacial la congelait sur place, anesthésiant son visage, engourdissant ses membres. Ses yeux pleuraient, ses joues la brûlaient. Elle n’eut pas le courage de continuer à pied. Elle s’avança sur le bord du trottoir pour héler un taxi, donna au chauffeur l’adresse du salon de coiffure en lui demandant de faire d’abord un détour par le Rockefeller Center où elle laissa au portier de l’Imperator le sac contenant son vieux manteau et ses anciennes chaussures.

            Le salon de coiffure d’Akahiko Imamura était un espace vaste et lumineux en plein cœur de l’Upper East Side : murs beiges, étagères en bois blond, grands canapés en cuir, consoles transparentes ornées d’orchidées.

            Emma donna son nom à l’hôtesse d’accueil qui vérifia le rendez-vous sur sa tablette tactile. Tout était en ordre, la manipulation informatique de Romuald avait fonctionné. En attendant le maître, un assistant lui lava les cheveux, prenant le temps de masser délicatement son cuir chevelu. Sous l’effet des doigts agiles, Emma se détendit, oubliant ses dépenses, sa fébrilité et ses soucis pour s’abandonner voluptueusement au confort douillet et raffiné de l’endroit. Puis Imamura fit son entrée et la salua, le dos plat et le regard vers le bas. Emma sortit de son sac une photo de Kate Beckinsale qu’elle avait découpée dans un magazine.

            – Vous pouvez me faire quelque chose dans ce genre ?

            Imamura ne s’intéressa pas au cliché. À la place, il observa longuement le visage de sa cliente et murmura quelques mots en japonais à son collaborateur, spécialiste de la coloration. Puis il s’arma d’un ciseau et commença à couper quelques longueurs. Il travailla une vingtaine de minutes avant de passer la main au coloriste qui appliqua une audacieuse couleur auburn des racines jusqu’aux pointes. Une fois la teinture terminée, Imamura rinça lui-même les cheveux d’Emma et reprit l’initiative sur sa coupe. Mèche par mèche, il tortilla les longueurs sur de gros rouleaux et sécha l’ensemble avant de les délier pour retravailler la coiffure avec ses doigts.

            Le résultat était stupéfiant. Ses cheveux étaient relevés en un élégant chignon torsadé. Une coupe délicate et sophistiquée qui rendait son visage lumineux et faisait ressortir ses yeux clairs et sa féminité. Emma se rapprocha du miroir, fascinée par sa nouvelle image. Quelques mèches rebelles et ondulées s’échappaient du chignon et rendaient la coiffure plus naturelle. Quant à la couleur, elle était tout simplement parfaite. C’était mieux que Kate Beckinsale ! Jamais elle n’avait été aussi belle.

            C’est donc le cœur léger qu’elle prit son taxi pour se rendre dans l’East Village. Dans la voiture, elle sortit sa trousse de maquillage et compléta sa tenue d’un peu de blush rosé, d’un voile doré sur les paupières et d’une touche de rouge à lèvres corail.

            Il était 20 h 01 lorsqu’elle poussa la porte du Numéro 5, ce petit restaurant italien au sud de Tompkins Square Park…

            *

            Le vol Delta 1816 se posa à l’aéroport Kennedy avec quelques minutes de retard. À l’arrière de l’avion, Matthew regarda nerveusement sa montre. 19 h 18. À peine débarqué, il se rua sur la file des taxis et patienta une dizaine de minutes pour avoir une voiture. Il donna l’adresse du restaurant au chauffeur et, comme dans un film, lui promit un bon pourboire s’il arrivait à l’heure. À New York aussi, il faisait incroyablement doux pour un mois de décembre. Il y avait de la circulation, mais pas autant qu’il se l’était imaginé. Assez rapidement, le yellow cabparvint à s’extraire du Queens et à rejoindre le Williamsburg Bridge avant de se faufiler dans les petites rues de l’East Village. Il était 20 h 03 lorsque la voiture s’arrêta devant Le Numéro 5.


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