Heureusement, la psychothérapie qu’elle suivait depuis quelques mois l’avait aidée à prendre du recul et à se méfier de ses émotions. Désormais, elle savait qu’elle devait penser à se protéger et à se tenir éloignée des individus néfastes.

            Elle arriva au terminal de la ligne : la station World Trade Center. Ce quartier du sud de la ville avait été complètement dévasté par les attentats. Aujourd’hui, il était toujours en travaux, mais bientôt, plusieurs tours de verre et d’acier domineraient la skyline new-yorkaise. Un symbole de la capacité de Manhattan à sortir plus fort de toutes les épreuves, pensa Emma en montant les escaliers pour rejoindre Greenwich Street.

            Un exemple à méditer…

            Elle marcha d’un pas vif jusqu’au croisement de Harrison Street et s’engagea sur l’esplanade d’un complexe d’habitations constitué de hauts bâtiments de brique marron construits au début des années 1970, lorsque TriBeCa n’était qu’une zone industrielle recouverte d’entrepôts. Elle composa le code d’entrée et poussa des deux bras une lourde porte en fonte.

            Pendant longtemps, le 50 North Plaza avait abrité des centaines d’appartements à loyers modérés dans ses trois tours de quarante étages. Aujourd’hui, les prix avaient flambé dans le quartier et l’immeuble allait être rénové. En attendant, le hall avait une allure triste et délabrée : murs décrépis, éclairage terne, propreté douteuse. Emma prit le courrier dans sa boîte aux lettres et emprunta l’un des ascenseurs pour rejoindre l’avant-dernier étage où se trouvait son appartement.

            – Clovis !

            À peine avait-elle franchi le seuil que déjà son chien rebondissait devant elle, lui faisant fête.

            – Laisse-moi au moins refermer la porte ! se plaignit-elle en caressant la peau ample du shar-pei qui ondulait en plis secs et durs.

            Elle posa son sac et joua quelques minutes avec le chien. Elle aimait sa silhouette compacte et robuste, sa truffe épaisse, ses yeux francs enfoncés dans sa tête en triangle, son air gentiment boudeur.

            – Toi, au moins, tu me seras toujours fidèle !

            Comme pour le remercier, elle lui servit un gros bol de croquettes.

            L’appartement était petit – à peine 40 mètres carrés –, mais il avait du charme : parquet clair en bois brut, murs de briques apparentes, grande baie vitrée. La cuisine ouverte s’articulait autour d’un comptoir en grès noir et de trois tabourets en métal brossé. Quant au « salon », il était envahi de livres classés sur des étagères. Fictions américaines et européennes, essais sur le cinéma, ouvrages sur le vin et la gastronomie. L’immeuble avait quantité de défauts : une vieille plomberie, des dégâts des eaux récurrents, une buanderie infestée de souris, des ascenseurs toujours en panne, une climatisation défectueuse, des murs si fins qu’ils tremblaient pendant les orages et ne laissaient rien ignorer de l’intimité des voisins. Mais la vue était envoûtante et dégagée, dominant le fleuve et offrant des perspectives à couper le souffle sur Lower Manhattan. En enfilade, on voyait la succession des buildings illuminés, des quais de l’Hudson et des embarcations qui glissaient sur le fleuve.

            Emma retira manteau et écharpe, pendit son tailleur sur un mannequin, enfila un vieux jean et un tee-shirt trop large des Yankees avant de rentrer dans la salle de bains se démaquiller.

            Le miroir lui renvoya l’image d’une jeune femme de trente-trois ans aux cheveux bruns légèrement ondulés, au regard vert clair et au nez pointu sur lequel s’égrenaient quelques taches de rousseur. Dans ses (très) bons jours, on pouvait lui trouver une vague ressemblance avec Kate Beckinsale ou Evangeline Lilly, mais aujourd’hui n’était pas un bon jour. Ultime effort pour ne pas se laisser envahir par la tristesse, elle adressa au miroir une grimace moqueuse. Elle ôta ses lentilles de contact qui lui piquaient les yeux, chaussa sa paire de lunettes de myope et gagna la cuisine pour se préparer du thé.

            Brrr, ça caille ici, frissonna-t-elle en s’emmitouflant dans un plaid et en augmentant la puissance du radiateur. Comme l’eau tardait à bouillir, elle s’installa sur l’un des tabourets du bar et ouvrit son ordinateur portable posé sur le comptoir.

            Elle mourait de faim. Elle se connecta au site d’un restaurant japonais qui livrait à domicile et se commanda une soupe miso ainsi qu’un assortiment de sushis, de makis et de sashimis.

            Elle reçut un e-mail de confirmation, vérifia sa commande et l’heure de livraison, puis en profita pour parcourir ses autres messages, redoutant un courrier de son ancien amant.

            Heureusement, il n’y avait pas de message de François.

            Mais il y avait un autre courrier, énigmatique, écrit par un certain Matthew Shapiro.

            Un homme dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant.

            Et qui allait bouleverser sa vie…

 3

            Le message

            Quand la souffrance est ce que l’on connaît le mieux, y renoncer est une épreuve.

            Michela MARZANO

            Boston

            Quartier de Beacon Hill

            20 heures

            – Maman ne va pas revenir, hein, papa ? demanda Emily en boutonnant son pyjama.

            – Non, elle ne reviendra jamais,confirma Matthew en prenant sa fille dans ses bras.

            – Ce n’est pas juste, se plaignit la gamine d’une voix tremblante.

            – Non, ce n’est pas juste. La vie est comme ça, parfois, répondit-il abruptement en la hissant sur son lit.

            La petite pièce mansardée était chaleureuse et accueillante, et elle évitait les tons mièvres ou pastel qu’on trouvait trop souvent dans les chambres d’enfant. Lorsque Matthew et Kate avaient restauré la maison, ils avaient cherché à restituer pour chaque pièce le cachet d’origine. Pour celle-ci, ils avaient abattu une cloison, décapé et ciré le vieux parquet pour lui redonner son lustre ancien, et chiné des meubles d’époque : lit en bois brut, commode cérusée, fauteuil habillé de chanvre, cheval à bascule, coffre à jouets en cuir et en laiton.

            Matthew caressa la joue d’Emily en lui adressant un regard qu’il espérait rassurant.

            – Tu veux que je te lise une histoire, chérie ?

            Les yeux baissés, elle secoua la tête tristement.

            – Non, ça va.

            Il grimaça. Depuis quelques semaines, il sentait sa fille très angoissée, comme s’il lui avait transmis son propre stress, et cette constatation le culpabilisait. Devant elle, il s’employait pourtant à masquer sa peine et son angoisse, mais ça ne fonctionnait pas : les enfants avaient un sixième sens pour détecter ce genre de choses. Matthew avait beau se raisonner, il était tout entier dévoré par une inquiétude : la peur irrationnelle de perdre sa fille après avoir perdu sa femme. Il était désormais convaincu que le danger était partout et cette crainte le conduisait à surprotéger Emily au risque de l’étouffer et de lui faire perdre de sa confiance en elle.

            La vérité, c’est qu’il était un père dépassé. Dans les premières semaines, il avait été déstabilisé par la quasi-indifférence affichée par Emily. À l’époque, l’enfant semblait imperméable à la douleur, comme si elle ne comprenait pas vraiment que sa mère était morte. À l’hôpital, la psychologue qui suivait la petite fille avait toutefois expliqué à Matthew que ce comportement n’était pas anormal. Pour se protéger, certains enfants gardaient volontairement à distance un événement traumatique, attendant inconsciemment de se sentir plus solides pour pouvoir s’y confronter.


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