En revanche, en tant que fonctionnaire, M. Van den Goossen était intraitable.

Il y avait des moments dans l’année, où, invariablement, le directeur indulgent faisait place au redoutable fonctionnaire. Ces moments-là, que les sous-ordres prévoyaient à l’avance, étaient ceux où la commission de surveillance venait visiter la prison, visite qui s’achevait par un rapport élogieux.

M. Van den Goossen qui savait pourtant mieux que quiconque, – car il y avait fort longtemps qu’il appartenait à l’administration, – l’inanité de ces visites, continuait de les redouter.

Les jours où la commission de surveillance parcourait les bâtiments, M. Van den Goossen accablé, anéanti, demeurait dans son cabinet prêt à recevoir une réprimande, résigné d’avance à un blâme qui entraverait sa carrière, blâme qui n’intervenait jamais, qui ne pouvait intervenir.

— Vous ferez passer ces messieurs à tel endroit, expliquait au major, la veille au soir, M. Van den Goossen, vous leur montrerez tel atelier, vous ferez en sorte qu’ils ne puissent causer qu’avec tel détenu.

S’il n’avait pas eu un esprit timoré, M. Van den Goossen eût réellement été convaincu que ses précautions le mettaient à l’abri de toute espèce de surprise.

— Nous voudrions voir aujourd’hui les ateliers, les cuisines, puis l’aile D.

Pour la première fois, le chef de la commission de surveillance, en arrivant au bagne de Louvain, posait en principe qu’il entendait choisir les parties de la prison à visiter.

Cela fit scandale. Tellement que même le président de la commission, un excellent vieillard dont les cheveux blancs encadraient un visage rose et serein, presque un visage d’enfant, éprouva aussitôt le besoin de s’expliquer :

— Je vous demande cela, monsieur le major, ajouta-t-il, pour donner satisfaction à monsieur, à monsieur qui est délégué d’une prison autrichienne et qui tient à recueillir des renseignements relativement à la façon dont nous habillons les prisonniers en Belgique.

C’était sans réplique.

Le major s’inclina non sans jeter un furtif coup d’œil au délégué autrichien qui s’efforçait de recueillir des renseignements et entendait remplir consciencieusement une de ces missions dont, en général, les bénéficiaires se moquent comme de leur première chemise.

— Par ici, messieurs, proposa le major.

On monta d’abord tout en haut d’un bâtiment et le major annonça :

— La réserve des vêtements, messieurs. Ici le linge de corps, plus loin, les couvertures, le linge de lit. Plus loin, ces grands rouleaux, le drap dont on fait les vareuses des prisonniers pour l’hiver. À droite, la toile blanche qui sert pour la tenue d’été.

On se serait cru, certes, non pas dans une prison, mais dans une quelconque administration.

— Descendons, si vous le voulez bien, continuait le surveillant qui cet après-midi-là remplissait les fonctions de guide. Nous allons passer à l’atelier du tailleur.

C’était au-dessous du grenier, une sorte de petite pièce proprette, garnie dans son entier par une vaste table de bois blanc sur laquelle deux hommes étaient accroupis et qui, armés d’énormes ciseaux, découpaient du drap sans relâche.

Le major, cependant, pressait son monde :

— Par ici, messieurs, par ici. Nous arrivons aux réserves.

À la suite de l’atelier de tailleur s’étendait une grande pièce communiquant avec d’autres grandes pièces, et toutes encombrées de casiers dont les planches étaient garnies d’un amoncellement de vareuses, de pantalons, de gilets confectionnés à l’avance et destinés aux six cents prisonniers.

Le gardien suivait les pièces, répétant :

— Il y en a pour toutes les tailles, mais il n’y en a pas pour tous les goûts. Le modèle est rigoureusement uniforme.

C’était sa plaisanterie favorite.

— Si vous voulez venir, messieurs, nous pouvons aller visiter la buanderie.

Les membres de la commission se précipitèrent derrière lui.

Le délégué autrichien, le gros petit homme aux vêtements rayés en large, sortit le dernier, bedonnant, essoufflé, poussant son petit cri guttural :

— Auch, auch.

Il était satisfait, peut-être en admiration devant l’ordre régnant dans la prison, peut-être encore, totalement indifférent.

Ce gros petit homme, d’ailleurs, était toujours en retard. Par bonheur, la visite tirait à sa fin.

— Voulez-vous voir les prisonniers ?

La commission de surveillance allait tranquillement répondre, estimant qu’elle en avait assez fait, qu’elle ne tenait guère à visiter les détenus, qu’elle les verrait la prochaine fois, lorsque avant tout le monde, le délégué autrichien retrouva un peu de français pour répondre :

— Che foudrais beaucoup visiter l’aile D de la prison.

Comment s’y refuser ?

— Conduisez-nous à l’aile D, monsieur le major.

Le cortège s’ébranla de nouveau. De nouveau, la commission traversait des courettes, de longs couloirs, avec un ennui visible.

Ce n’était d’ailleurs pas chose nouvelle, ni pour les membres de la commission, ni pour le major, que la visite des prisonniers.

Elle s’opérait toujours de la même manière.

S’il y avait six membres présents à la commission de surveillance, les six membres désignaient au hasard six cellules au gardien. Ces six cellules étaient ouvertes. Les six détenus qui s’y trouvaient conversaient quelques minutes avec leurs visiteurs. Puis on s’en allait voir le directeur et lui porter l’assurance que la commission se déclarait très satisfaite de ce qu’elle avait été admise à visiter.

Il en fut cette fois comme d’habitude.

***

— Che fous remercie, vous êtes pien aimables, c’édre drés indéressant bour moi.

Le délégué autrichien se confondait en salutations devant le major qui lui ouvrait la cellule qu’il avait choisie.

Le major, qui était furieux d’avoir été toute la journée de corvée, pressait le petit homme, sans avoir l’air, de tenir compte de ses actions de grâce :

— Entrez, entrez, quand vous frapperez, je viendrai vous ouvrir.

La porte s’était refermée sur le délégué.

Et alors, avec une rapidité inconcevable, le délégué autrichien changea d’attitude.

— Vite, murmurait-il, sans trace d’accent allemand. Dépêchez-vous, cachez cela dans votre lit. Il faut que dans un quart d’heure, pas même, dans cinq minutes, vous ayez changé de vêtements. Vous vous coucherez quand on ouvrira à nouveau votre cellule, pour qu’on ne vous voie pas habillé.

En même temps, et sans tenir compte de la surprise extrême qui se peignait sur le visage du D. 33, le délégué autrichien, tirait de dessous son gigantesque paletot, un costume de gardien, évidemment subtilisé au cours de la visite au vestiaire.

— C’est bien compris ? Habillez-vous, couchez-vous, et ne tentez rien avant mon départ. Dans la poche de la vareuse, se trouvent une barbe et une moustache, vous savez vous en servir ?

Le D. 33, livide d’émotion, s’était redressé :

— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

L’étonnant délégué autrichien souffla très bas :

— Ne vous occupez pas de cela, je viens de la part de Bébé. Faites vite. C’est moi qui vous ai télégraphié hier.

Déjà il avait reboutonné son grand paletot. Déjà il frappait à la porte de la cellule. Le gardien ouvrit. La commission était réunie, attendant son hôte.

— Cèdre drès indéressant, bassionnant, insdructif, je suis drès satisfait.

Il n’avait dû apprendre, l’excellent homme, que les mots de louange.

Or, comme il parlait, la commission s’ébranlait précédée du major qui, heureux d’en avoir terminé, conduisait tout son monde vers le bureau du directeur.

On descendit l’escalier de l’aile D. On commença à suivre le chemin de ronde. Soudain, le délégué autrichien se frappa le front :

— Auch, s’écriait le petit homme, que c’êdre condrariant, j’ai berdu mes lunettes, je les ai bosées dans la cellule du contané.

Une émotion se manifesta naturellement dans le cortège.


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