Puis brusquement, une joie soudaine envahit le forban :
— Si je croyais en Dieu, dit-il, tout en faisant effort pour ouvrir grande la portière à contre-voie du wagon, si je croyais en Dieu, j’en conclurais que le ciel est avec moi.
Fantômas, tout en parlant, la portière une fois ouverte, revint se saisir du tonneau de chaux où il avait enfoui le cadavre. Il l’ébranla, il le roula, il l’amena sur le bord du wagon et, de là, le précipita dans le vide. Qu’avait donc encore inventé le bandit ?
Sa dernière manœuvre, pour étrange qu’elle parût, était en réalité remarquablement ingénieuse.
Comme le train s’arrêtait, en effet, Fantômas avait remarqué à travers l’interstice des parois, que son wagon dominait un énorme bassin servant probablement de réserve d’eau aux locomotives. C’était dans ce réservoir que Fantômas venait de balancer le tonneau-cercueil. Et tandis que le train s’ébranlait pour entrer en gare, Fantômas, se tenant prêt à descendre, éclatait de rire une fois de plus.
— De la chaux éteinte jetée dans de l’eau, monologuait-il, cela fait, si je ne m’abuse, de la chaux vive. Eh parbleu, je ne pouvais pas rêver mieux, Je ne pouvais pas faire une supposition plus favorable que celle-ci : trouver, juste au moment où j’en ai besoin, le creuset gigantesque qu’est ce réservoir, où anéantir le corps de ma victime.
***
Dix minutes plus tard, le bandit était installé dans le compartiment de première classe où, à Saumur, le malheureux voyageur qu’il avait tué avait pris place.
Fantômas était radieux.
— Ouf, songeait-il, s’étirant voluptueusement sur la banquette capitonnée, me voici, je pense, définitivement hors d’affaire. J’ai des vêtements nouveaux, je suis dans un train où l’on ne sait pas que je suis. Bien fins seront Léon et Michel s’ils parviennent à me rejoindre.
Il en était là de son monologue quand, la portière de son compartiment s’ouvrit, un employé se tenant sur le marchepied lui demandait, sans d’ailleurs avoir l’air de soupçonner quoi que ce soit :
— Votre billet, monsieur ?
Fantômas n’avait pas songé à cela.
Quelques minutes avant, en sautant du wagon de marchandises, pour venir prendre place dans le compartiment de première classe, il avait négligé de regarder le nom de la station où le train arrivait.
Pour gagner du temps, machinalement, il fouillait dans les goussets de son gilet.
Aussi, fut-ce avec un étonnement voisin de la stupéfaction, qu’il entendit l’employé lui dire :
— Dans la poche de droite. Oui, dans celle-là monsieur. C’est un permis de circulation que vous avez. Je viens de l’apercevoir pendant que vous vous fouilliez.
Il y avait de quoi être saisi, mais Fantômas encore une fois, donna la preuve de son sang-froid.
— En effet, répondit-il, c’est un permis de circulation.
Et il tendit à l’homme un billet jaune, un billet qu’il avait pris en effet, dans la poche droite de son gilet, un billet qui, naturellement, était le billet de l’homme tué deux heures auparavant.
Or, l’employé de chemin de fer avait à peine jeté les yeux sur le permis que lui tendait Fantômas, qu’il sursauta à son tour :
— Ah bien, par exemple, vous avez de la veine que je sois venu vous contrôler, monsieur, sans quoi vous vous trompiez de route. C’est à Saint-Calais que vous allez ?
— À Saint-Calais, oui, c’est par ici ?
— Non. Par ici c’est Bessé, Bessé-sur-Braye.
— Alors, mon ami ?
— Eh bien, monsieur, c’est là qu’il faut changer de train pour la correspondance. Dépêchez-vous. Passez-moi votre valise. Oui. La correspondance est dans deux heures.
Fantômas n’eut pas le temps de réfléchir.
Obligeamment, l’employé qui, certainement, était fort loin de se douter de la stupéfaction du voyageur, se saisit de la valise jaune, marquée C. P. que lui tendait Fantômas et il la descendit sur le quai. Fantômas le suivit.
— Après tout, songeait le bandit, fort éloigné de deviner ce que Saint-Calais pouvait présenter de dangers pour lui, va pour ce patelin ou pour un autre. D’ailleurs, en attendant la correspondance, si j’en trouve le moyen, je prendrai un billet pour une autre destination.
Après avoir remercié l’employé, Fantômas empoigna donc sa valise et, à petits pas, s’achemina vers la gare.
Or, le bandit n’avait pas avancé de quelques mètres, qu’un homme en blouse bleue, armé d’un grand fouet, un voiturier sans nul doute, se précipitait vers lui :
— Eh monsieur, monsieur, criait-il, arrêtez-vous donc, me voilà. Parbleu, il a joliment du retard, vot’ train. Donnez-moi donc votre valise, s’il vous plaît. Et comme ça alors vous avez fait bon voyage ?
Interdit, interloqué, Fantômas ouvrit la bouche pour répondre. L’homme ne lui en laissa pas le temps :
— Ma foi, reprenait-il, c’est encore de la chance que vous ayez eu une valise marquée à vos initiales. Sans ça, savez-vous bien, monsieur, que je me demande comment nous nous serions « reconnus ». Justement aujourd’hui, voyez plutôt, il y avait deux voyageurs pour Bessé et nous sommes trois voituriers. Allons, venez, monsieur, venez. C’est maintenant l’affaire d’une demi-heure de route, pour que vous soyez « chez vous ».
16 – LE RENDEZ-VOUS D’AMOUR
Comme dans beaucoup de villes provinciales, il est d’usage, à Saint-Calais, d’aller faire le soir, lorsque le temps s’y prête, ce qu’on appelle un tour de ville. Les gens de la bonne société, les petits rentiers, les commerçants qui ont fermé leurs boutiques et surtout la jeunesse, les amoureux, les fiancés, apprécient volontiers cette promenade hygiénique et agréable qui permet non seulement de rencontrer ses amis, de faire un brin de causette, mais encore d’entendre les potins, d’apprendre les nouvelles et même, au besoin, d’ébaucher des relations. C’est pourquoi le tour de ville à Saint-Calais est particulièrement apprécié des habitants.
La disposition topographique de la pittoresque petite ville se prête d’ailleurs admirablement à cette promenade.
Saint-Calais, en effet, se trouve entouré par une sorte de boulevard circulaire qui vient de part et d’autre rejoindre la grande rue et qui passe non loin de l’église, emprunte la route de la gare, revient par le Palais de Justice jusqu’au champ de foire, d’où il rejoint la rue principale.
Fort mouvementée, cette promenade cesse cependant d’être animée dès huit heures et demie ou neuf heures du soir. Comme partout en province, il est dans les usages des habitants de Saint-Calais de se coucher de bonne heure. D’autre part, on s’y lève plus tôt, ce qui rétablit l’équilibre et ne nuit pas à l’hygiène, tout au contraire.
Un peu en retrait de la promenade, du côté extérieur du champ de foire s’élèvent un certain nombre de constructions neuves et de petites villas isolées les unes des autres par des jardins.
Ce soir-là, en raison de la petite pluie fine qui, avec la brume, n’avait cessé d’attrister l’après-midi de novembre, les promeneurs s’étaient faits rares autour de ville et par suite, bien peu de gens étant sortis de chez eux après le dîner, le quartier neuf, tranquille ordinairement, semblait particulièrement mort et désert. On n’y entendait aucun bruit, et des villas très rapprochées les unes des autres ne montait aucun signe de vie indiquant qu’on les habitait.
De l’une de ces maisons, toutefois, une belle villa à l’architecture normande qui se trouvait située un peu à l’écart du groupe des autres constructions, un filet de lumière filtrait à travers les volets clos. Elle était cependant silencieuse et seul le pinceau lumineux perçant à travers les fenêtres trahissait la présence, à l’intérieur, d’un être humain.
Soudain, dans le calme du soir, un bruit de pas furtifs se fit entendre et une ombre, une ombre masculine, se glissant le long des bouquets d’arbres et paraissant vouloir se dissimuler derrière la touffe des massifs, parvint jusqu’au pied de la demeure.