— Maintenant, venons-en au crime. Voyons, c’est le lundi après-midi, deux jours après l’enterrement de M. Granjeard père, que vous, Madame, et vous, Messieurs, avez eu avec Didier une violente discussion. On vous représente comme des gens d’argent, inaccessibles à tout sentiment de cœur ou d’indulgence. Vous seriez âpres au gain, durs avec vos ouvriers, sévères pour vous-mêmes d’ailleurs, capables des actes les plus inattendus, et même d’horribles forfaits, dit-on.
À ces mots, la mère et les deux fils jaillirent comme mus par un même ressort :
— C’est indigne, Monsieur.
— Vous écoutez les jaloux !
— Nous ne sommes pas des assassins !
Le magistrat s’efforça de les calmer.
— Madame Granjeard, fit-il, vous n’ignorez pas que lorsqu’un magistrat recherche les auteurs d’un crime, il doit, par principe, s’interroger sur le mobile du crime qui a été commis. Vous qui connaissiez votre fils, qui étiez au courant de ses relations, n’avez-vous pas songé, depuis que vous êtes arrêtée, à quelqu’un qui aurait pu être la cause directe ou indirecte de sa mort ? Ne soupçonnez-vous personne qui aurait pu avoir intérêt à la disparition de votre fils ?
— J’ai beaucoup réfléchi en effet, Monsieur, à l’épouvantable malheur qui nous frappe et j’ai en effet une idée, dit M me Granjeard.
— Laquelle, Madame ?
— Je vous jure, que c’est ma conviction absolue que je vais vous exprimer. Je suis innocente du crime dont on m’accuse. Mes fils aussi. La coupable ne peut être que la maîtresse de Didier. Elle ou quelqu’un de son entourage. C’est cette Blanche Perrier qui avait intérêt à la mort de mon fils.
Paul prit la parole :
— Maman a menacé Didier de le faire interdire s’il persistait à exiger sa part d’héritage. Mon frère à dû le dire à cette fille. L’interdiction, nous l’aurions obtenue facilement, c’était les vivres coupés. Mais Didier mort, plus moyen de l’interdire. Alors, Monsieur le Juge ?
— Alors quoi ?
Robert prit la parole à son tour :
— Didier mort, le fils qu’il a eu de Blanche Perrier devient l’héritier de son père et elle, sa mère, est assurée d’avoir l’argent.
— Possible, dit M. Mourier. Votre thèse peut se soutenir. À une seule condition.
Laquelle, Monsieur le Juge ?
— Que l’enfant ait été reconnu par votre frère.
— Cela doit être facile à vérifier.
— Très facile, en effet, fit le magistrat, et nous serons fixés très rapidement.
— Monsieur, dit madame Granjeard, vous voyez bien que nous ne sommes pas coupables et que nous ne désirons qu’une chose : faire toute la lumière. Remettez-nous en liberté et vous verrez.
— Je suis désolé, madame, mais ce que vous sollicitez est absolument impossible. Je dois vous rappeler qu’il y a contre vous des charges telles que votre détention préventive s’impose. Celle de vos fils également. Remarquez que je ne prétends point pour cela que vous soyez forcément coupable, on a d’ailleurs beaucoup de peine à admettre qu’une mère puisse assassiner son fils, que des frères puissent tuer leur cadet. J’espère que d’ici peu la situation sera éclaircie. Mais pour le moment, je ne puis que maintenir l’ordre d’arrestation dont vous êtes l’objet.
Cependant que Paul et Robert, emmenés par les municipaux, quittaient le couloir de l’instruction, M me Granjeard y demeurait quelques instants encore et la foule était si serrée, on paraissait si peu s’occuper d’elle, que la veuve du marchand de fer eut un instant l’impression qu’elle allait pouvoir s’évader. Elle n’avait pas de menottes. Aucun signe ne dénotait qu’elle était prisonnière.
Mais soudain la vue d’un homme la glaça. La veuve du marchand de fer venait, en effet, de reconnaître l’inspecteur de la Sûreté qui, l’avant-veille, avait décidé le commissaire de police de Saint-Denis, à procéder à son arrestation. Cet homme l’abordait :
— Je suis le policier Juve, lui souffla-t-il.
— C’est indigne, c’est abominable ce que vous avez fait, m’arrêter, m’accuser d’un crime.
— J’ai agi, Madame, vis-à-vis de vous, honnêtement, impartialement, sans condescendance particulière pour votre situation sociale, je le reconnais, mais sans haine aussi. La meilleure preuve, c’est que j’ai une importante communication à vous faire. Elle pourrait changer la nature de l’inculpation dont vous êtes l’objet.
— Je vous écoute.
— Il existe, Madame, un testament, de votre fils qui institue Blanche Perrier son héritière en cas de décès, la légataire universelle de toute sa fortune.
— Eh bien ?
— Eh bien, vous ne voyez donc pas quel parti on peut tirer de ce document ?
Mais oui, bien sûr, la lumière se faisait dans son esprit. La thèse qu’elle avait soutenue devant le magistrat, à savoir que Blanche Perrier était la coupable, allait se trouver terriblement renforcée du fait que l’on saurait désormais que cette dernière avait été instituée légataire universelle par Didier.
— C’est notre liberté que vous nous apportez là ?
Juve ne répondit rien.
— Je vous en prie, monsieur ?
— Votre liberté ? La vôtre peut-être, Madame, mais pas celle de vos fils.
— Ah, pourquoi, Monsieur ?
— Parce que je sais, Madame, quels sont les auteurs du meurtre, ce sont vos deux enfants, vos deux fils, Paul et Robert.
— C’est impossible, impossible.
— J’en ai la certitude.
Il ajoutait énigmatique :
— Je suis seul d’ailleurs à avoir cette certitude. La possession du testament de Didier va sauver vos enfants.
— Obtenez-moi ce testament, sauvez mes fils.
— Je ne demanderais pas mieux. Malheureusement celui qui détient ce document ne s’en dessaisira pas facilement.
— Combien faudrait-il ?
Les instants pressaient, le municipal, malgré les signes de Juve, se rapprochait de sa prisonnière, pour l’emmener. Une seconde d’hésitation :
— Cinq cent mille francs. Dans les vingt-quatre heures.
— Je paierai. Je dispose de cette somme, mais comment la faire parvenir, prisonnière comme je suis ?
Cette fois, le municipal s’était tout à fait rapproché. Juve quitta M me Granjeard, mais avant de s’en aller, il avait eu le temps de lui donner cette dernière assurance :
— Ne vous inquiétez pas, je vous indiquerai comment il faudra me remettre les fonds.
Quel but en agissant ainsi poursuivait donc l’inspecteur de la Sûreté ? Certes il était impossible que Juve eût l’intention d’extorquer de l’argent à M me Granjeard.
Pourquoi avait-il également accosté Blanche Perrier en lui parlant du testament de Didier ?
Juve, à coup sûr, devait avoir une idée, et une idée ingénieuse et subtile, car, en s’éloignant, il se frottait les mains en murmurant :
— De mieux en mieux, l’amorce est jetée, les poissons ne vont pas tarder à se prendre à mon filet. Jouons serré.
11 – PRISONNIÈRE
— Alors, puisque tu veux descendre toi-même, cavale vivement, ma petite Blanche, et va nous chercher à briffer. Ce que j’ai la crève. C’est rien de le dire. J’ai rudement besoin de me coller quelque chose sous la dent. Ces émotions, ça creuse.
L’infirme Taxi – ou pour mieux dire le journaliste Jérôme Fandor – s’efforçait par son attitude enjouée, de ramener un peu de gaieté sur le visage de la malheureuse Blanche Perrier.
Celle-ci sourit machinalement au bavardage de son interlocuteur, elle hocha la tête :
— Tranquillise-toi, Taxi, murmura-t-elle, je ne serai pas bien longue, le temps de descendre et de remonter.
— C’est cela, dit Fandor, je garde ton salé pendant ce temps-là.
Mais le petit Jacques n’avait pas envie de rester en tête-à-tête avec le mendiant, que cependant il aimait bien, car souvent, il jouait avec lui et le faisait rire. Jacques avait mis dans sa tête de bébé de descendre avec sa mère, et comme plus les êtres sont petits et inoffensifs, plus leurs volontés sont formelles et fidèlement observées, Blanche Perrier, qui était déjà sortie de chez elle, rentra dans son logement pour accéder au désir de son enfant :