— Ne grogne pas, mon petit Jacques, puisque je t’emmène.

— Nous serons peut-être un peu longtemps. Un quart d’heure et on revient.

Fandor, demeuré seul, dans le logis de Blanche Perrier, profita de la disparition momentanée de cette dernière, pour sortir de son chariot, et pour se délier un peu les jambes. Le journaliste paraissait fort content. Il se frotta vigoureusement les mains, ce qui était chez lui le signe d’une vive satisfaction.

Cependant, lorsque Fandor avait appris par les journaux l’arrestation de la famille Granjeard, très sérieusement soupçonnée d’être l’auteur du crime, Fandor avait estimé qu’il ne courait plus aucun risque, d’autant que nul n’avait soulevé l’histoire du chariot. Il était donc revenu impasse Urbain, non sans avoir confectionné, au préalable, un nouveau véhicule, pour remplacer l’ancien, consciencieusement démoli le jour de son départ puis jeté au ruisseau.

Fandor s’était fait un devoir d’aider de ses conseils et de distraire, par sa présence, la pauvre Blanche Perrier, qui, depuis la révélation de la mort de Didier, était plongée dans un état de prostration tel que l’on avait pu craindre un moment pour sa raison. Fandor avait remonté la malheureuse de son mieux, et celle-ci, d’ailleurs, s’était bien laissé persuader que si désormais, le malheur s’était abattu sur elle, elle devait néanmoins songer à l’avenir, dans l’intérêt de son enfant. Les soins constants à donner à son fils, les mille détails de l’existence qui s’imposent toujours en dépit de tout, la distrayaient malgré elle, et c’était avec joie qu’elle avait accepté que son voisin Taxi l’invitât à dîner ce soir-là le soir même du jour où elle avait été chez le juge d’instruction. Taxi n’avait voulu être l’hôte de Blanche Perrier, qu’à condition de payer le dîner et Blanche avait promis d’aller chercher les provisions.

Fandor était seul déjà depuis quelques instants, lorsqu’il entendit un bruit de pas lourds et hésitants dans l’escalier. Le journaliste prêta l’oreille et, pour savoir quels étaient les gens qui montaient, il alla, sur la pointe des pieds, regarder par la porte entrouverte, le journaliste recula aussitôt. Son visage avait changé d’expression, un pli lui barrait le front.

— Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? grommela-t-il, en s’installant prestement sur son chariot.

À peine avait-il repris son attitude de mendiant-infirme qu’un coup sec était frappé à la porte, puis, comme celle-ci était entrebâillée, quelqu’un la poussait, dans la première pièce du petit logement, s’introduisit un individu, puis un second, puis un troisième. Fandor, dissimulé dans l’angle de la pièce du fond les regardait venir :

— Sapristi, se dit-il, voilà du sale monde, ou je ne m’y connais pas ou ça m’a tout l’air d’être des gens de la Préfecture. Que diable peuvent-ils bien venir faire ici ?

Soudain, le faux mendiant se mordit la lèvre :

— Bougre, pensa-t-il, ça va mal tourner tout à l’heure.

Fandor, en effet, venait de reconnaître l’un des individus qui s’introduisaient non sans une certaine hésitation, dans le domicile de Blanche Perrier. C’était un homme d’une trentaine d’années environ, au visage énergique, à la lèvre barrée d’une forte moustache noire. Mais l’homme avait cette particularité, facile à noter qu’il était borgne. L’œil gauche manquait, Fandor l’avait reconnu. C’était l’inspecteur Léon, l’un des subordonnés de Juve.

— Pourvu, pensa Fandor, que cet animal de Léon ne me reconnaisse pas, cela ferait du grabuge.

Machinalement, et sous prétexte de se gratter, il embrouilla son épaisse perruque de cheveux mal soignés.

Les policiers, en apercevant cet être accroupi sur le sol, et dont le sommet de la tête était au niveau du haut de la table, s’étaient arrêtés un instant, ne s’attendant guère, semblait-il, à le trouver là.

Léon l’interrogeait poliment d’ailleurs :

— Pardon, monsieur, fit-il, en touchant du doigt son chapeau, ne sommes-nous pas ici chez M me Blanche Perrier ?

— Possible, qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Nous avons à lui parler.

— Eh bien, m’est avis qu’il vous faudra repasser. Elle est sortie.

— Sera-t-elle longtemps ? insista Léon.

— Je n’en sais rien.

— Vous devriez le savoir, vous êtes chez elle.

— Vous y êtes bien vous-même.

Pour la forme, l’inspecteur de police jeta un rapide coup d’œil dans les divers recoins du modeste logement, comme pour s’assurer que la personne qu’il cherchait ne s’y était point cachée. Puis, se tournant vers ses hommes, il déclara simplement :

— Allons-nous-en, nous reviendrons.

— Ouf, pensa Fandor, nous l’échappons belle.

Les policiers s’étaient à peine éloignés que le journaliste se jetait sur leurs traces. Il écouta ce que disait Léon à ses hommes pendant qu’ils descendaient l’escalier :

— Vous allez rester dans le couloir de la maison au rez-de-chaussée. Moi, je vais jusqu’au bout de l’impasse. Cette Blanche Perrier que le juge d’instruction nous a chargés d’arrêter ne doit pas être loin. Dès que je la verrai, je donne un coup de sifflet pour vous prévenir et vous l’abordez.

Fandor n’en entendait pas plus, mais il était suffisamment édifié :

— Bon sang de bon Dieu, jura-t-il, ça y est. Encore une gaffe de plus. Voilà que Mourier s’en mêle et que cet animal de juge d’instruction s’engage sur une mauvaise piste. Arrêter Blanche Perrier, pourquoi faire ? Pauvre petite, je ne lui donne pas cinq minutes avant de tomber entre les pattes de ces bougres-là. Eh bien, il va y en avoir une scène ici tout à l’heure.

***

Blanche Perrier, bien avant le moment où les trois policiers s’étaient introduits dans l’immeuble qu’elle habitait, avait quitté l’impasse Urbain, et, tenant le petit Jacques par la main, s’était rendue rue de la Chapelle où elle méditait d’effectuer ses emplettes. Soudain, comme elle passait sur le trottoir, elle entendit prononcer son nom. La jeune femme se retourna, ne vit personne d’abord, et elle allait continuer son chemin lorsque, derrière elle, tout près de son oreille, si près même qu’elle sentit une haleine tiède lui frôler la nuque, le même appel fut répété.

Blanche était à ce moment-là sur le bord du trottoir et dépassait sans y faire attention une voiture automobile arrêtée à proximité. La jeune femme, étonnée, se retourna. La rue était mal éclairée à cet endroit mais, malgré la quasi-obscurité qui y régnait, la jeune femme vit enfin son interlocuteur et elle sursauta. Non seulement l’homme qui l’avait appelée était coiffé d’un grand chapeau de feutre dont les bords étaient abaissés, mais il portait sur le visage un masque, un loup noir. Au même instant, Blanche Perrier sentit que quelque chose l’enveloppait, qu’elle était immobilisée, paralysée, elle voulut crier, un foulard lui comprima les lèvres. Au même instant elle se sentit enlever, jeter dans la voiture automobile qui démarra rapidement. Atterrée, la jeune femme s’efforça de s’arracher à l’étreinte qui la maîtrisait, mais quelqu’un, l’un des agresseurs qui se trouvaient avec elle dans l’intérieur de la voiture, resserra encore ses liens, et lui couvrit les yeux d’un bandeau.

La voiture ralentit. Portière claquée. Le mystérieux individu qui venait de l’enlever devait être descendu. La voiture reprit son allure, Blanche Perrier faillit s’évanouir. Elle était seule dans ce véhicule qui l’emmenait elle ne savait où, et une atroce douleur lui étreignait le cœur : on lui avait arraché son petit Jacques. Qu’était devenu l’enfant ?

Trois heures durant, la voiture continua de rouler toujours plus vite, et donnant l’impression à la captive qu’après avoir été retenue par des embarras et des rues encombrées, la machine allait désormais sur des routes désertes. On ralentit enfin. La voiture s’arrêta. Quelques instants auparavant, Blanche Perrier avait entendu neuf coups sonner à une lointaine horloge. Trois heures déjà qu’on l’avait enlevée de force, jetée dans ce véhicule mystérieux.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: