Et, tandis qu’Hélène entraînait Blanche, tandis qu’elle la forçait à s’enfuir, Jérôme Fandor, se servant d’une pierre comme d’une enclume, en prenant une autre pour marteau, il brisait la chaîne qui retenait le petit Jacques.

La chaîne brisée, Fandor, en deux bonds, en effet, courut au mur que venaient de franchir Blanche et Hélène. Serrant l’enfant dans ses bras, il gravit l’échelle puis, s’asseyant à califourchon sur la muraille, il passa l’enfant à sa fiancée :

— Prenez-le, Hélène, l’autre mur est au bout du jardin, courez-y vite, il y a un tas de sable qui va presque jusqu’au sommet, vous pourrez sauter facilement.

Mais déjà, Fandor avait aperçu, près des bâtiments du couvent, l’ombre d’un homme qui s’avançait, chargé d’un objet visiblement très lourd.

Deux autres personnages le suivaient. Or, Jérôme Fandor n’avait pas vu ces ombres qu’il perdait toute prudence. Une colère rapide, furieuse, folle, l’envahit. Ces ombres qu’il apercevait c’étaient assurément les ravisseurs d’Hélène, Fantômas devait se trouver au milieu d’eux. Et il allait perdre cette occasion de l’empoigner au collet ? de se jeter sur lui ? Jamais.

Fandor cria à Blanche et à Hélène :

— Fuyez toujours, je vous rejoins tout de suite.

En même temps, redescendant l’échelle, Fandor s’élança sur les ombres entrevues.

Il allait les rejoindre. Soudain, un bras s’était tendu. Un revolver avait été braqué. Dans le parc, la détonation d’une arme à feu éclata sèche et brutale. La voix de Fandor s’éleva joyeuse :

— Manqué.

L’intrépide jeune homme s’élança. À peine avait-il fait trois pas qu’il se sentit pris par derrière, renversé, étouffé à demi.

18 – FUITES ET POURSUITES

Que s’était-il passé ? quels étaient donc les événements qui avaient déterminé ce coup de feu, cette attaque dans l’ombre, cette agression inattendue ?

Ce même soir, en effet, mais beaucoup plus tôt, vers neuf heures, dans un bouge du quartier Montparnasse, deux hommes attablés devant des bouteilles, venaient de crier, en apercevant une femme :

— Tiens, te voilà, Fleur-de-Rogue ? Amène-toi donc, prends un verre avec nous.

La personne qu’on avait ainsi interpellée était une jeune femme brune, aux yeux farouches. Une pierreuse, mais une pierreuse d’un caractère spécial, qui faisait qu’elle ne passait pas inaperçue au milieu de ses compagnes.

Elle n’était pas jolie, mais les traits de sa physionomie avaient une expression qui surprenait et troublait à la fois.

Aujourd’hui, dans la salle enfumée du bar interlope, elle venait de reconnaître deux vieilles connaissances : les inséparables Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.

Les deux gaillards légèrement ivres, mais qui, néanmoins faisaient bonne contenance, avaient désigné un siège à Fleur-de-Rogue :

— Qu’est-ce que tu liches, la môme ? demanda Bec-de-Gaz. Commande ce qu’il te plaira, on est en pèze, aujourd’hui.

— J’ai encore deux heures devant moi, murmura Fleur-de-Rogue. Il y a du bon. On cause.

— Et le Bedeau ? demanda Œil-de-Bœuf. On ne voit plus ton homme depuis longtemps ? C’est-y qu’il se serait fait poisser ?

— Mais oui, le Bedeau est à l’ombre depuis plusieurs mois. Il sera en liberté dans quelques jours.

Fleur-de-Rogue mentait sciemment en faisant cette déclaration. Elle savait parfaitement, au contraire, que son amant était libre et où il se trouvait. Précisément, la veille au soir, elle l’avait encore vu, et si elle regardait la pendule, c’est parce qu’elle avait rendez-vous avec lui. Mais la consigne était d’affirmer que le Bedeau se trouvait en prison afin de ne pas attirer l’attention des camarades sur sa disparition des endroits familiers qu’il fréquentait autrefois. Et Fleur-de-Rogue avait respecté l’ordre de son terrible amant.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz n’insistèrent pas autrement d’ailleurs pour avoir des nouvelles de leur copain. Ils se contentèrent de s’extasier sur les charmes de l’existence lorsqu’on peut la vivre librement, sans rien faire et qu’on a de l’argent :

— Crois-tu, disait Bec-de-Gaz, qu’on est bien ici. Nous autres, on y passe tout notre temps.

À la vérité c’était un affreux bouge, sale, étroit, enfumé qui s’ouvrait sur l’une des ruelles mal famées que l’on trouve derrière l’avenue du Maine. L’établissement s’appelait : «  Au Drapeau », et le père Pioche, patron dudit établissement, était très fier de cette raison sociale.

Il n’y avait pas de drapeau au-dessus de la porte, mais simplement une hampe pour l’y fixer, et chacun, disait le père Pioche, « peut ainsi se l’imaginer, ce drapeau, selon ses opinions ». L’établissement était fort bien achalandé.

Tout ce que Paris comptait d’apaches en herbe ou confirmés, de candidats souteneurs ou de vieux récidivistes de la profession, se réunissaient dans le bouge de Pioche.

On voyait là, autour des tables, de très jeunes gens aux cheveux collés sur les tempes affectant de se donner des allures bourgeoises, accompagnés de filles coiffées de grands chapeaux à la mode. Ces couples regardaient d’un œil de respect et d’envie les anciens, les gens célèbres, comme Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, comme Mort-Subite, comme le grand Jules, comme Bébé lui-même qui, richement entretenu par une marchande de journaux de la rue de Rennes, s’engraissait béatement depuis quelques semaines.

Vers onze heures et demie, Fleur-de-Rogue quitta l’assommoir, après avoir pris congé de ses amis. Elle était fatiguée, disait-elle, elle voulait rentrer se coucher.

Sitôt dehors, la pierreuse sauta dans un taxi-automobile et dit au mécanicien de la conduire à l’extrémité du pont de Grenelle.

Fleur-de-Rogue paya sa course, puis s’achemina par la rue de Boulainvilliers jusqu’au carrefour de la rue de La Fontaine et de la rue de l’Assomption. Le Bedeau, en effet, lui avait dit la veille :

— Tu viendras, à minuit, rue de l’Assomption. Tu prendras le trottoir de gauche. Tu remonteras la rue d’une allure assez vive, tant que tu rencontreras des maisons, et d’une allure beaucoup plus lente lorsque tu suivras un grand mur dans lequel s’ouvrent quelques brèches. Tu compteras ces brèches. Une, deux, trois. À la troisième, ouvre l’œil, c’est par là que viendra quelque chose, un objet lourd et précieux que je te passerai et avec lequel il faudra t’esquiver en douce, sans te faire remarquer. C’est du nanan. Pas de blague.

Fleur-de-Rogue se répétait ces instructions alors qu’elle gravissait la rue de l’Assomption et que, conformément aux instructions reçues, elle ralentissait en apercevant sur sa gauche le mur signalé par le Bedeau.

Ce mur n’était autre, en effet que la clôture de l’ancien couvent des dames de l’Assomption, abandonné par les religieuses.

La rue était déserte, Fleur-de-Rogue se félicitait déjà à l’idée qu’elle allait pouvoir attendre, assise sur le bord du trottoir, sans que son attitude éveillât en rien l’attention du voisinage. Mais à peine, s’était-elle installée face à la brèche annoncée par le Bedeau, que la pierreuse faisait le geste de rattacher le lacet de son soulier, puis se levait et s’en allait.

Son œil perspicace avait découvert quelqu’un qui pouvait être suspect et par précaution, Fleur-de-Rogue s’écartait.

La maîtresse du Bedeau venait de voir, en effet, errant comme elle dans la rue de l’Assomption, la silhouette massive d’une femme aux larges épaules, au dos courbé mais qui, si elle s’était redressée, aurait eu évidemment une stature bien au-dessus de la moyenne.

— Elle marche comme un homme, avait remarqué Fleur-de-Rogue en se rendant compte de la dimension des pas que faisait la mystérieuse personne.

La pierreuse, décidément était perspicace, et elle remarqua que la grosse femme, en dépassant la troisième brèche du mur avait jeté dans la fissure un coup d’œil rapide. Qu’est-ce que cela signifiait ?

— L’affaire, pensa la pierreuse, sera plus difficile qu’on ne le croit. Les combinaisons du Bedeau doivent être connues de la police. M’est avis que cette femme est là pour espionner.


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