Profitant de ce que la mystérieuse personne remontait assez loin de la brèche, en direction de la rue Mozart, Fleur-de-Rogue se rapprocha du mur et d’une voix assez forte imita le bourdonnement d’une mouche, de façon à faire comprendre au Bedeau, s’il était dans le voisinage, qu’il fallait se méfier.
Ce bruit caractéristique, en effet, signifie pour les apaches qu’il y a de la police aux alentours. La nuit était silencieuse. Fleur-de-Rogue avait entendu au loin sonner minuit. C’était l’heure indiquée par le Bedeau, et Fleur-de-Rogue savait que son amant n’était jamais en retard. Elle se félicitait déjà de ce que, à ce moment précis, la rue fût redevenue déserte. La grosse femme avait disparu. Soudain Fleur-de-Rogue prêta l’oreille : de l’autre côté du mur des pas précipités.
— Le voilà, fit-elle.
Et elle s’approchait de la brèche, mais soudain elle s’arrêta net et tressauta.
Un coup de feu, puis un second, puis trois ou quatre venaient de retentir, une odeur de poudre monta, des cris retentirent. On devait se battre de l’autre côté du mur, dans l’ombre, sous les arbres.
À ce moment précis, la pierreuse qui, depuis quelques instants, avait perdu de vue la grosse vieille femme la vit surgir à l’extrémité de la rue.
— Bon, grogna-t-elle, elle est sûrement de la police, ça va faire du vilain.
Fleur-de-Rogue se demandait une seconde quelle devait être son attitude, mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir.
De la brèche du mur surgissait en effet quelqu’un qui, passant par-dessus cet obstacle, sautait dans la rue et lourdement s’abattait sur le trottoir, au pied même de Fleur-de-Rogue ;
— Le Bedeau, s’écria la pierreuse, toute heureuse de voir son amant sain et sauf.
Le Bedeau, très essoufflé par la course qu’il venait de faire dans le parc ne répondit pas tout d’abord, il se releva et sa maîtresse remarqua qu’il portait sous le bras, une sorte de coffret rectangulaire.
Le Bedeau grommela :
— Cavalons. Direction Grenelle.
Et, sans se préoccuper de la pierreuse, il partit en avant.
Fleur-de-Rogue le rattrapa :
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-elle, tout en courant comme lui.
— Ça va mal, débinons.
Puis il ajouta :
— Tiens, je suis crevé, prends ce truc-là.
La pierreuse reçut le coffret, une sorte de boîte métallique dont l’acier se reflétait à la lune.
— Cache ça dans ton tablier.
Les deux amants s’étaient arrêtés un instant. Instinctivement ils regardèrent derrière eux, puis, poussant un cri de rage, ils repartirent à toute allure, ils venaient de s’apercevoir qu’on s’acharnait à les poursuivre et Fleur-de-Rogue murmura :
— C’est la grosse vieille femme de tout à l’heure, je suis sûre que c’est une mouche. Le Bedeau, cavalons !
De toutes leurs forces les deux amants coururent encore, gagnèrent le pont de Grenelle, le franchirent de toute la vitesse de leurs jambes, puis suivirent les berges sombres et mystérieuses de la Seine.
En réalité, une aussi longue fuite était inutile, car la grosse vieille femme qui les intriguait tant ne s’était pas donné la peine de leur courir après.
Au bout de quelques mètres, elle avait rebroussé chemin. Au surplus de nouveaux coups de feu avaient retenti, provenant de l’intérieur du parc du couvent de l’Assomption.
Comme elle revenait sur ses pas, la grosse vieille femme voyait par l’anfractuosité, qu’un éboulement récent avait faite dans le mur, quelqu’un en train de s’enfuir. C’était une femme qui portait également un paquet, mais, semblait-il, avec d’extrêmes précautions. Le paquet était lourd. La femme ne courut pas longtemps. Elle s’en alla dans la direction opposée à celle prise par le Bedeau et sa maîtresse. Elle remonta vers la rue Mozart.
Avant d’y arriver, elle était rejointe par la grosse femme qui, décidément, courait avec une agilité que l’on n’aurait guère soupçonnée chez une personne aussi alourdie par l’âge.
La fuyarde et sa poursuivante se rejoignirent au coin de la rue Pajoux, rue déserte, silencieuse qui précède la rue Mozart.
La vieille, avec un geste d’autorité laissa tomber une lourde main sur l’épaule de la femme qui se sauvait.
Celle-ci se retourna en poussant un cri, mais demeura stupéfaite de s’entendre appeler par son nom :
— Hélène, avait dit d’un ton de parfaite surprise et d’une voix étrangement masculine la mystérieuse grosse femme.
C’était Hélène, en effet, qui se trouvait là. Hélène seule ? non. La jeune fille, en effet, portait le petit Jacques.
Hélène, après être restée interdite un instant, reconnaissait son interlocutrice :
— Ah çà, fit-elle, mais c’est l’épileptique de Saint-Lazare ?
La vieille hocha la tête, sourit énigmatiquement. Hélène tressaillit, murmura :
— De la police, hein ?
— Peut-être, fit la vieille.
La jeune fille pâlit. Était-elle reprise ? Lui allait-il falloir réintégrer de nouveau l’affreuse prison dans laquelle elle avait passé de si longues semaines et dont elle s’était échappée si miraculeusement ?
— Laissez-moi partir, laissez-moi libre.
— À une condition : dites-moi, Hélène, ce qu’est devenu Fandor ?
La fille de Fantômas sursauta :
Par exemple. Elle allait de surprises en surprises et, assurément, la grosse vieille femme qui lui posait une telle question ne devait pas être une policière ordinaire.
Hélène s’efforçait de la reconnaître.
— Où est Fandor ? répéta la vieille.
— Mais il est parti, il s’est sauvé avec nous de la prison dans laquelle nous étions enfermés, de cet abominable couvent. Il est parti avec Blanche, comme nous l’avions décidé. Avant les coups de feu, avant la bataille, ils sont partis tous les deux dans la direction opposée à celle que j’ai prise.
La grosse femme hocha la tête, répliqua nettement :
— Non. Ceux qui ont descendu la rue de l’Assomption, tandis que vous la remontiez, Hélène, ce ne sont ni Blanche Perrier, ni Fandor mais bien le Bedeau et sa maîtresse Fleur-de-Rogue.
— Mais comment savez-vous cela ?
— Parce que je les ai reconnus.
— Mais qui êtes-vous ?
— Peu importe.
— Si Blanche et Fandor ne sont pas sortis c’est qu’ils sont restés dans le parc, sous les arbres, peut-être sont-ils tombés victimes de ceux qui tiraient ?
— Étaient-ils donc avec vous ?
— Je viens de vous le dire, répéta Hélène. Nous étions en train de nous sauver tous les trois. J’avais l’enfant que Fandor avait détaché de l’horrible chaîne qui le maintenait.
— L’enfant ? la chaîne ?
Mais Hélène poursuivait, sentant d’instinct qu’elle pouvait parler devant cette femme, devinant que cette mystérieuse inconnue était sûrement une alliée pour elle et ses amis.
— Au moment, continua-t-elle, où Blanche et moi, qui tenais son enfant, nous approchions de la brèche, Fandor nous a rejoints, puis nous avons entendu des coups de feu, des cris, j’ai passé le mur, derrière un homme et une femme qui se sauvaient, ainsi que je vous l’ai dit et que je prenais encore un instant pour Fandor et Blanche.
— C’étaient le Bedeau et Fleur-de-Rogue.
— Mais alors, hurla Hélène, qui comprenait soudain, Blanche et Fandor ne se sont pas sauvés. Ils sont encore là-bas ? Alors ces coups de feu, ces cris ? Ah, mon Dieu.
La jeune fille porta la main à sa poitrine comme pour y chercher son cœur qui s’arrêtait de battre. Elle voulut courir. Les jambes lui manquaient, et puis n’y avait-il pas le petit Jacques qui, inquiet, pleurnicheur, se suspendait à sa main, la retenait de toutes ses forces ? D’ailleurs, Hélène était seule désormais avec l’enfant sur le trottoir de la rue Pajoux, rue déserte, obscure, silencieuse. À peine avait-elle parlé que la grosse femme avait bondi loin d’elle, se précipitant dans la direction du couvent de l’Assomption.
Plusieurs coups de sifflets avaient retenti alors et de divers endroits des ombres avaient surgi, des silhouettes d’hommes. C’étaient des agents de police qui, dissimulés aux abords de la rue de l’Assomption, accouraient au signal.