— Il est pris ! Hardi, il est pris !
— Pas encore, murmurait Fandor.
En même temps, sachant bien qu’à bord de la péniche il était à peu près invisible, Fandor se laissait couler dans la Seine.
Et, tandis que les agents, les cinq agents lancés à sa poursuite, grimpaient à bord du chaland, Fandor nageait, lui, vers la berge.
Le journaliste était à peine revenu sur les quais qu’il se précipitait vers les amarres du chaland. En quelques mouvements adroits il les avait défaites. La Seine était grosse, déjà la péniche s’éloignait, emportée par le courant.
À bord, les agents cherchaient toujours le fugitif.
— Dites donc, cria Fandor, j’aime autant vous prévenir tout de suite que je rentre chez moi.
Et, tandis que les braves serviteurs de la Préfecture s’effaraient, entendant cette voix gouailleuse, Jérôme Fandor, sans se presser, s’éloigna. Les agents à la dérive ne risquaient rien. De toute façon, c’était leur métier.
21 – LE 22 ET LE 41
— Séraphin, cria le père Pioche, d’une voix tonitruante, il faut préparer d’urgence le cabinet 22. Il va venir des clients de luxe, ils m’ont téléphoné tout à l’heure qu’ils le retenaient pour la nuit entière.
— On s’en occupe, patron, on s’en occupe, répliqua Séraphin qui émergeait des profondeurs de la cave où il séjournait depuis une bonne demi-heure, sous le vague prétexte de ranger les bouteilles.
La communication téléphonique informant le père Pioche, « qu’un client le luxe », comme il disait, retenait pour ce soir-là, le cabinet 22, avait déterminé le branle-bas dans l’établissement, ou pour mieux dire dans le sinistre bouge que tenait le gargotier dans une petite rue, derrière l’avenue du Maine, et qui s’intitulait pompeusement : Au Drapeau.
Le père Pioche, en effet, n’était guère habitué à louer les cases infectes qu’il désignait pompeusement sur sa vitrine, « Salons de Société » et « Cabinets particuliers ». Les hôtes habituels du cabaret étaient des gaillards qui n’avaient pas pour coutume de se faire servir à part lorsqu’ils faisaient une partie fine.
Or, les vitres dépolies du cabaret et les gros volets que, dès onze heures du soir, le père Pioche mettait sur sa devanture, suffisaient amplement d’ordinaire, à donner de la sécurité à ses hôtes.
Pioche, cependant, s’affairait. Armé d’un plumeau, il était monté lui-même par le petit escalier, raide comme une échelle, qui faisait communiquer le premier étage de son établissement directement avec la rue et il époussetait de son mieux le canapé avachi, que séparait de deux chaises défraîchies une table oblongue sur laquelle Séraphin s’empressait à dresser un couvert.
— Patron, interrogeait le domestique, dont la tête hirsute et les gros poings noueux étaient tout à fait de circonstance dans ce bouge que l’on ne pouvait fermer chaque soir qu’en distribuant aux clients force bourrades, pour les faire sortir, patron, expliquez-moi donc une chose ?
— De quoi qu’il s’agit ? interrogea Pioche.
— Eh bien ! fit Séraphin, vous allez me trouver curieux, mais je voudrais bien savoir, puisqu’il n’y a que deux salons dans votre boutique, pourquoi celui-ci s’appelle le 22 et l’autre le 41 ?
— Espèce d’imbécile, répliqua Pioche, si j’ai donné ces numéros-là, c’est histoire de faire croire aux clients que ma boîte est beaucoup plus importante qu’elle n’en a l’air et qu’elle comporte au moins une cinquantaine de cabinets particuliers.
— Tiens, je n’aurais jamais pensé à cela.
— Et puis, le 22 c’est de circonstance, ici, c’est comme aux lotos, 22, c’est deux cocottes. Tu comprends bien que si le client de luxe qui vient de me téléphoner a retenu ce salon, c’est parce qu’il n’a pas l’intention d’y venir tout seul, mais au contraire avec une dame. Les dames qui viennent comme ça dans les cabinets particuliers, d’ordinaire ne sont pas des vertus farouches.
— J’comprends, fit Séraphin.
— Ah, il doit s’en passer des choses.
— C’est pour cela fit-il, qu’il y a tellement de trous dans la cloison, histoire de rigoler pour les voisins.
La sonnerie du téléphone retentit.
— Pourvu, grommela Pioche, que ce ne soit pas le client qui change d’idée ?
Mais à peine le patron du Drapeau avait-il décroché que sa physionomie prit un air réjoui :
— C’est entendu, monsieur et cher client, vous pouvez compter sur moi. Bon, vous ne serez pas dérangé, vous n’aurez qu’à monter directement et demander le 41.
Pioche raccrocha le récepteur, puis, d’une voix vibrante d’enthousiasme, il hurla dans la cage de l’escalier :
— Séraphin. Voilà, patron.
— Séraphin, ça barde aujourd’hui, il faut préparer aussi le 41, pour trois personnes.
Le père Pioche se frotta les mains :
— Ça va, dit-il, décidément les affaires vont de mieux en mieux. Pourvu qu’on ne vienne plus me retenir ce soir de cabinets particuliers, je ne saurais plus où loger mes clients. Si… à la rigueur on pourrait déménager la chambre de Séraphin et la transformer en salon.
***
Vers neuf heures, rasant les murs, marchant d’un pas pressé, un jeune homme, convenablement vêtu, mais qui avait relevé le col de son pardessus et rabaissé son chapeau sur ses yeux, grimpa rapidement le petit escalier qui conduisait au premier étage du Drapeauet pénétra directement dans le cabinet 22. C’était le premier des clients qui avait retenu la pièce. Cinq minutes plus tard, un pas léger. Une jeune femme arrivait, le visage dissimulé derrière une triple voilette. À peine fut-elle en présence du jeune homme qui l’attendait, que l’un et l’autre se rapprochèrent, s’étreignirent les mains chaleureusement :
— Hélène.
— Fandor.
— Merci d’être venue, murmura le jeune homme.
— Que je suis heureuse de vous voir, expliquez-moi.
Fandor lui fit signe de se taire. La porte du cabinet s’était entrebâillée et la tête hirsute de Séraphin apparaissait :
Le domestique tenait à la main un carton sur lequel figurait une liste copieuse de plats mirifiques. Voyant qu’on ne le renvoyait pas, il entra tout à fait dans la pièce et cependant qu’Hélène, lui tournant le dos, se débarrassait de son chapeau et de son voile, Séraphin, s’efforçant d’affecter l’air d’un maître d’hôtel bien stylé, proposa à Fandor un menu de sa composition.
Séraphin prétendit avoir servi autrefois dans les restaurants élégants et comme si la cuisine du père Pioche avait disposé de tout ce qu’il émanerait, Séraphin offrait :
— Un potage bisque pour commencer ? ensuite des écrevisses ou du homard grillé ? puis un petit perdreau, du foie gras avec de la salade ?
Séraphin parlait au hasard et sans crainte, bien convaincu que le client n’accepterait pas. Mais Fandor qui n’écoutait pas, répondit machinalement à toutes les propositions du garçon et celui-ci, dépité lorsqu’il redescendit à la cuisine, annonça au père Pioche la commande qu’il avait reçue ;
— Non, mais tu n’es pas fou, s’écria le gargotier, penses-tu que j’ai tous ces trucs-là et d’abord, je les aurais que je ne les donnerai pas, les clients du Drapeaulorsqu’ils demandent des choses semblables, c’est qu’ils ont bien l’intention de ne pas les payer. Tu vas leur coller du petit salé pour commencer, puis ils prendront le lapin sauté qui est le plat du jour. Apporte-leur une bouteille de bouché à trois francs. Colle-leur ça d’autorité. Tu peux être tranquille. Ils ne rouspéteront pas. Ce sont des amoureux. Ça se voit tout de suite et ils se fichent pas mal du menu.
Dix minutes après, le père Pioche et son garçon s’occupaient activement des clients qui avaient retenu le cabinet 41. Là, il y avait deux hommes et une femme et lorsque cette femme était arrivée, Pioche et Séraphin s’étaient regardés, interdits, stupéfaits. Ils la connaissaient fort bien et c’est ce qui déterminait leur étonnement, car la cliente, ce soir-là, du 41, était une habituée du rez-de-chaussée.