— Dites donc, patron, déclarait Séraphin, à l’oreille de Pioche, je donnerais ma tête à couper que la poule du 41 n’est autre que Fleur-de-Rogue, la pierreuse qui était encore ici il y a trois jours en train de râler pour se faire offrir un verre par des types à la coule du genre Bec-de-Gaz et d’Œil-de-Bœuf ?

— Parbleu, tu penses, je l’ai reconnue. Elle s’est fringuée de son mieux. Même qu’elle a collé des plumes neuves sur son chapeau. Mais elle a un blair qu’elle ne change pas quand elle veut. Elle aura beau essayer de changer sa tournure, on la reconnaîtra à tous les coups.

— Moi, fit Séraphin, lorsqu’elle est arrivée, je n’ai pas eu l’air de savoir qui c’était.

— Hé, je pense bien, il ne manquerait plus que ça ! depuis quand qu’on ferait des indiscrétions ici ? Penses-tu que si Fleur-de-Rogue a voulu monter comme ça en cabinet avec deux types c’est qu’elle a fait un bon chopin.

— D’autant qu’ils ont l’air d’être des gars costauds, quand ils marchent ça résonne, on voit que c’est des gens bien, et qu’ils ont des louis plein leurs poches.

— Faudra saler la note, disait-il, si ces gens-là peuvent raquer. Une fois n’est pas coutume et ça n’arrive pas tous les jours qu’on loue en même temps les deux cabinets.

Fandor et Hélène s’arrêtèrent un instant et prêtèrent l’oreille : on parlait dans la salle voisine et comme ils n’en étaient séparés que par une mince cloison, ils entendaient très nettement tout ce que l’on pouvait dire.

Or, il y avait là des voix dont les deux amoureux reconnaissaient le timbre, et qui, instinctivement, les faisait tressaillir. Brusquement Hélène se rapprocha de Fandor :

— Pourquoi m’avez-vous donné rendez-vous dans ce bouge où je me demande si nous sommes en sécurité ?

— Vous n’avez rien à craindre avec moi. L’endroit est misérable. Mais vous n’ignorez pas comment nous vivons tous les deux. Il est de notre devoir d’être prudents, de ne risquer de nous faire connaître qu’à bon escient et d’éviter les endroits trop connus où on pourrait nous voir. Mais qu’avez-vous ?

— Rien, absolument rien.

Mais le journaliste se rendait parfaitement compte qu’Hélène dissimulait sa pensée. Elle venait d’avoir une émotion et cette émotion avait été déterminée par un éclat de voix qui venait de l’autre côté de la cloison.

Dans cette pièce, le cabinet 41, trois personnages se trouvaient en présence. La seule femme était bien Fleur-de-Rogue, ainsi que l’avait reconnue le gargotier et son acolyte. La farouche pierreuse était assise à côté d’un homme qui n’était autre que son amant, le sinistre Bedeau. Celui-ci paraissait fort ennuyé. Il ne toucha point au lapin sauté que, d’autorité, Séraphin était venu déposer sur la table. Le nez dans son assiette, tête basse, il écoutait en silence les reproches que lui adressait le troisième personnage assis en face de lui.

— C’est vrai, reconnut le Bedeau, lorsque enfin il se décida à parler, c’est vrai que j’ai été bien toquard dans cette affaire-là.

— C’est-à-dire, reprit son interlocuteur, que tu as été lâche, ignoble et capon, désobéissant aussi. Tu as laissé partir Hélène, malgré mes ordres.

— Patron, balbutia le Bedeau, faut pas m’en vouloir. Je ne l’ai pas fait exprès, je ne tenais qu’à une chose, c’était à vous obéir, à surveiller les prisonnières, je n’ai pourtant songé qu’à ça.

Un coup de poing formidable ébranla la table et celui que le Bedeau reconnaissait pour un chef, interrompit en criant :

— Ça n’est pas vrai. Tu as fui, tu as quitté le couvent de l’Assomption sans te préoccuper des gens que je t’avais donnés à garder. Uniquement pour te sauver avec l’argent que tu avais trouvé. Je le sais, n’essaye pas de mentir.

Ce fut Fleur-de-Rogue qui répondit pour le Bedeau :

— Vous avez raison, maître, dit-elle, et autant l’avouer, le Bedeau a été emballé à l’idée qu’il y avait du pèze dans le coffre et il a perdu la boule. Moi-même je suis coupable, j’aurais dû l’empêcher de faire cette bêtise, je l’ai poussé à se débiner mais si on fait des gaffes, on est là pour les réparer. J’ai dit comme ça au Bedeau tout à l’heure : « Le patron nous donne rendez-vous, c’est sûrement que nous allons prendre l’engueulade, eh bien, tant pis. Il faut y aller carrément, et puisqu’on a fait un bon chopin avec le coffre, faut lui dire nettement, part à deux. »

Cependant que Fleur-de-Rogue parlait, l’homme s’était radouci. Ses traits énergiques et durs se détendaient, il répondit :

— Tu me plais, Fleur-de-Rogue. Tu as du culot. Le Bedeau peut se dire que si je suis disposé à l’épargner, c’est uniquement grâce à toi et pour te faire plaisir. Maintenant, Fleur-de-Rogue, écoute bien ceci : ce coffret, tu l’as rapporté ici dans l’intention généreuse d’en partager le contenu avec moi je ne t’en remercie pas, car tu n’as fait que ton devoir, toutefois, il ne s’agit pas de partager mais de me donner tout ou pour mieux dire de me donner ce qui m’est dû et me rendre le coffre et l’argent. Vous ne vous imaginez pas, vous autres poursuivit-il, en haussant le ton, que Fantômas est un homme à consentir un partage avec les gens qu’il emploie ?

Fantômas ?

C’était en effet Fantômas, qui se trouvait tenir tête au redoutable Bedeau et à sa tragique maîtresse. L’empire que le Génie du Crime exerçait sur l’apache et sur la pierreuse était tel que l’un et l’autre filaient doux.

Le Bedeau, toutefois, en apprenant que la totalité de l’argent qu’il avait découvert, allait lui échapper, essaya de solliciter une indemnité quelconque, une petite part personnelle.

— Imbécile, triple idiot, fit Fantômas, t’imagines-tu par hasard que tu as découvert quelque chose et que tu puisses avoir un droit de propriété sur ce coffret ? Mais malheureux, l’argent que tu as trouvé, les billets de banque enfermés dans cette cassette tout a été apporté par moi dans la cave du couvent. Le contenant et le contenu m’appartiennent et la meilleure preuve est que si tu as trouvé à côté du coffre une clé permettant de l’ouvrir, j’ai, moi aussi, le double de cette clé, et que je m’en vais, à l’instant même vérifier le contenu de cette cassette qui m’appartient.

— Fantômas, proféra le Bedeau, je te jure que la somme est intacte, tu peux vérifier.

Dompté désormais, résigné à tout perdre, le Bedeau, de plus en plus confus, allait chercher le coffret qu’il avait déposé dans un angle de la pièce. Puis il fit silence et Fantômas, qui lui tournait le dos, ainsi qu’à Fleur-de-Rogue, ouvrit lentement la cassette et s’assura qu’elle contenait toujours les liasses de billets de banque qu’il avait déposés quelque temps auparavant, billets de banque qui n’étaient autres d’ailleurs que ceux qu’il avait obtenu, tant de la veuve Granjeard que de son fils Paul, lorsque, se faisant passer pour Juve auprès d’eux, il avait réussi l’abominable chantage qui devait lui rapporter un million.

— Fleur-de-Rogue, fit Fantômas, et toi le Bedeau, écoutez bien ceci, je vous épargne, je ne vous punis pas des fautes que vous avez commises. Quoi qu’on dise le contraire, je suis bon. Mais c’est à une condition. Tu garderas ce trésor, le Bedeau, je te le confie, qu’il te soit plus cher et plus précieux que la prunelle de tes yeux. Tu t’engages, quoi qu’il arrive, à le défendre jusqu’à la mort.

Le Bedeau leva la main.

— C’est juré, patron.

— Bien, fit Fantômas. D’ailleurs si tu ne tenais pas ta parole, aussi vrai que je suis le Génie du Crime, tu périrais dans les tortures les plus affreuses.

Les trois interlocuteurs s’arrêtèrent soudain : ils venaient d’entendre du bruit dans la pièce voisine. Fantômas fit un signe. Ils bondirent au rez-de-chaussée, non point par l’escalier qui faisait directement communiquer le premier étage avec la rue, mais par celui qui descendait dans la salle commune.

Ils bousculèrent le père Pioche, le renversèrent :

— Misérable, hurla Fantômas, en décochant un formidable coup de poing dans le visage du gargotier, misérable. Qui donc t’as payé pour venir nous espionner ? Qui donc as-tu mis dans le cabinet voisin de celui que j’occupais ?


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