Pioche s’était à peine redressé et allait balbutier quelques excuses sans bien comprendre ce dont il était coupable, que son interpellateur qui, majestueusement, traversait la salle commune, atteignait la porte et s’éclipsa.
— Bon Dieu, jura Pioche, au milieu des éclats de rire de l’assistance, ce salaud-là se débine sans payer, heureusement qu’il reste les autres.
Pioche monta. Le cabinet 41 était vide. Fleur-de-Rogue et le Bedeau avaient disparu, mais, après un instant de stupéfaction et de désespoir, Pioche se rassura :
— Qu’est-ce que cela me fait ? C’est à Fleur-de-Rogue que je m’en prendrai.
Le départ des trois interlocuteurs avait été soudain et rapide et non sans raison, Fantômas, le Bedeau et Fleur-de-Rogue s’étaient aperçus, en effet, tout d’un coup, que dans le cabinet voisin il y avait du monde. Or, ils se doutaient que ces gens devaient écouter, et comme ils craignaient d’être découverts, appréhendés par eux, ils s’étaient sauvés, trouvant préférable de ne pas risquer une bagarre dans un semblable lieu. Toutefois, si Fantômas et ses compagnons s’étaient imaginé qu’ils avaient autour d’eux des adversaires, le Génie du Crime était à cent lieues de songer que ceux-là même qui les écoutaient n’étaient autres que Fandor et sa fille. Fantômas, assurément, malgré son audace et sa témérité, aurait frémi s’il avait su qu’à travers la mince cloison qui séparait la pièce dans laquelle il se trouvait, du cabinet 22, le canon d’un revolver avait été, quelques instants, braqué sur sa poitrine.
Fandor, en effet, en écoutant la conversation dont il percevait nettement les échos, n’avait pas tardé à reconnaître ceux qui occupaient le cabinet voisin.
Avec stupeur, il s’était aperçu de la présence de Fleur-de-Rogue et du Bedeau, avec une indicible colère il avait reconnu Fantômas.
Et dès lors, le jeune homme, comme électrisé, avait bondi, pris son arme dans la poche de son pardessus. Mais Hélène était là et la jeune fille ne pouvait oublier, malgré tout, que Fantômas était l’auteur de ses jours et que son devoir à elle était de le protéger en dépit de tout et contre tous.
Fandor, le bras tendu, avait visé à travers la cloison par un interstice des planches disjointes, la poitrine de Fantômas qu’il voulait transpercer.
Mais Hélène s’était précipitée devant le journaliste, elle avait interposé son corps souple et élégant entre le canon du revolver et la cloison menacée :
— Vous ne tirerez pas, Fandor, avait-elle murmuré.
Le journaliste, en effet, avait laissé tomber son arme.
— Hélène, murmura-t-il, en s’efforçant d’écarter la jeune fille pour sortir de la pièce, laissez-moi, il faut que j’intervienne, Fantômas est là, à ma merci et je ne puis…
Mais Hélène avait arrêté Fandor, elle l’avait retenu en nouant autour de son cou ses deux bras, en unissant ses lèvres aux siennes.
Cela n’avait duré qu’un instant, qu’une seconde, mais Fantômas et ses compagnons en avaient profité pour disparaître. Fandor s’était arraché à l’étreinte amoureuse d’Hélène, mais lorsqu’il sortit du cabinet 22, le 41 était vide.
22 – LA LOGIQUE DE RIQUET
Debout dans le cabinet de son fils Paul, M me Granjeard, le véritable directeur de l’usine, l’âme même de la formidable industrie qui représentait sa fortune, dictait ses instructions à Paul Granjeard.
— Tu leur répondras, disait-elle, désignant une lettre que son fils venait de lui passer, que nous n’avons pas cette sorte de fers et que nous ne tenons pas à les avoir. Écris cela sur un ton désagréable, qu’ils comprennent bien que s’ils veulent s’adresser à un concurrent, ils devront rompre toutes relations commerciales avec nous. On n’a pas idée de cela. Voilà maintenant que les clients se documentent avant de s’adresser à nous. Je les ai moi-même reçus la semaine dernière, j’avais étudié la question, et ils ne s’en rapportent pas à ce que je leur ai dit. Nous avons autre chose à faire qu’à discuter technique pour des commandes de si peu d’importance.
Au même moment, on frappait à la porte de la pièce. M me Granjeard répondit :
— Entrez.
C’était une nommée Julie, récemment engagée par les Granjeard et qui, certainement, n’était pas des mieux stylées.
— Madame, commençait la bonne, c’est comme qui dirait un courtier en vins qui voudrait à toute force vous parler.
— Dites que je ne suis pas là.
— Faites excuse. Madame, mais il sait que vous êtes là, je le lui ai dit…
— Vous êtes une sotte. Arrangez-vous pour qu’il s’en aille.
— C’est que, Madame, il a dit comme ça, que je vous prévienne qu’il venait de la part de M. Théodor.
— Il vient de la part de M. Théodor ? Allons, bon, faites-le entrer dans le petit salon.
M me Granjeard, d’abord bien décidée à ne pas recevoir le courtier en vins qui venait l’importuner chez elle, avait brusquement changé d’avis en entendant le nom de M. Théodor.
M. Théodor était, en effet, un oncle éloigné de la famille Granjeard, un oncle célibataire qui possédait une grosse fortune. Ce parent, depuis la mort mystérieuse de Didier Granjeard, n’avait donné aucun signe de vie à ses parents. Plus même, il avait paru terriblement impressionné par les malheurs successifs qui s’étaient abattus sur les Granjeard, et notamment par leur arrestation. Si vraiment il recommandait quelqu’un, ce n’était pas le moment de le froisser en refusant de recevoir son protégé.
M me Granjeard se tourna vers son fils :
— Il n’en fait jamais d’autres, l’oncle Théodor.
Abandonnant son fils à son travail, M me Granjeard se rendit dans le petit salon où le courtier l’attendait. C’était un homme d’une quarantaine d’années, sobrement vêtu, dont la figure intelligente semblait voilée d’un air de défiance perpétuelle. Il se leva à l’entrée de M me Granjeard, s’inclina très bas, puis, sur son invitation, choisit un fauteuil à contre-jour :
— Madame, commença le courtier, je viens vous trouver de la part de M. Théodor, qui m’a assuré que vous voudriez bien écouter avec indulgence les propositions commerciales que j’ai l’intention de vous soumettre.
— Mes caves sont pleines, Monsieur.
— Sans doute, ripostait le courtier, sans doute. Mais je sais que votre défunt mari, le regretté M. Granjeard, avait organisé pour le service de ses ouvriers une sorte de magasin où ses hommes pouvaient acheter à des prix défiant toute concurrence, les produits nécessaires à leur ménage.
— Vous voulez parler de la cantine de l’usine ?
— Oui, Madame. M. Granjeard, je crois, s’occupait lui-même d’acheter les approvisionnements et les revendait à perte à ses ouvriers, ce qui était une manière délicate de leur faire du bien. Dans ces conditions, Madame…
— Mon mari faisait comme bon lui semblait, Monsieur. Depuis sa mort, moi et mes fils, qui sont mes associés, nous faisons comme bon nous semble. Mes approvisionnements pour la cantine ont donc changé de nature. Mon mari agissait par philanthropie, je prétends agir là comme ailleurs, en commerçante. Je n’ai donc nullement l’intention de vendre du vin à perte, au contraire. Quelles sont vos qualités ? Quels sont vos prix ? C’est sur ces bases, que peut-être, nous pouvons arriver à nous entendre.
— Madame, je suis heureux que vous arriviez, en effet, à parler prix et catalogue. Voulez-vous jeter un coup d’œil sur ceci ?
Le courtier tendait à M me Granjeard un prospectus, que celle-ci commençait à examiner. Quel était ce courtier ?
Il s’était recommandé, à vrai dire, du nom de l’oncle Théodor, mais il n’avait apporté à l’appui de cette recommandation aucune pièce, aucune lettre.
Lorsque le courtier, en effet, avait sonné à la grille, et avait été reçu par Julie, puis introduit dans la maison, un homme qui prenait grand-garde de n’être point aperçu, s’était mystérieusement glissée dans le jardin entourant la demeure particulière des Granjeard.