Hélène expliqua le but de sa venue dans ce quartier lointain. Fleur-de-Rogue devait avoir changé complètement de sentiments, car elle se montrait on ne peut plus aimable pour la fille de Fantômas. Elle ignorait l’adresse de Marie Bernard, mais on voyait qu’elle faisait l’impossible pour trouver une solution à la situation ennuyeuse dans laquelle se trouvait celle qu’elle s’obstinait désormais à appeler « sa vieille copine ». Fleur-de-Rogue s’était écriée :
— Mais j’ai ton affaire. Seulement, voilà, c’est un peu loin, par exemple, le gosse serait là-bas comme un coq en pâte et nib de pétard à craindre pour lui. Car bien malin serait celui qui viendrait le dénicher dans la tôle à laquelle je pense.
Elle connaissait une brave vieille femme qui vivait seule dans une petite propriété à la campagne. Par exemple, c’était loin, à onze heures de chemin de fer de Paris, au fin fond des Landes. Cette vieille femme était tout à fait honorable et respectée. C’était la tante de Fleur-de-Rogue qui ignorait complètement que sa nièce était une des pierreuses les plus redoutées des quartiers les plus mal famés de Paris. Hélène avait demandé d’autres détails et les réponses de Fleur-de-Rogue avaient été si concluantes que la jeune fille avait proposé à Fleur-de-Rogue de venir la conduire là-bas. Fleur-de-Rogue avait accepté, d’autant qu’Hélène se chargeait de tous les frais. Et c’est ainsi que les deux jeunes femmes se trouvaient, ce matin-là, en train de déjeuner en face de la gare Saint-Jean à Bordeaux, en attendant d’effectuer la seconde partie de leur voyage. Vers dix heures et quart, le trio s’achemina paisiblement vers le train qui attendait, comme l’avait dit l’employé, au quai n° 6. Le départ eut lieu à l’heure fixée et, pendant quatre heures interminables le convoi suivit une voie rectiligne et monotone à travers les forêts de pins.
Fleur-de-Rogue avait annoncé que sa tante viendrait assurément, prévenue par un télégramme, chercher les voyageuses à la gare, mais, lorsque, vers trois heures de l’après-midi, celles-ci descendirent à la petite station de Rion-des-Landes, nul véhicule ne se trouvait dans la cour pour les emmener.
— Ne pourrions-nous pas aller à pied ? suggéra Hélène qui brisée par la fatigue du voyage, était prête à faire un dernier effort. Mais Fleur-de-Rogue secouait la tête :
— C’est à dix kilomètres au moins, dit-elle, et je ne sais pas très bien la route.
Les deux jeunes femmes étaient fort perplexes, elles se demandaient comment parvenir au terme de leur voyage. Le chef de gare, brave homme, s’inquiéta de leur sort.
— C’est à Beylonque que vous voulez aller ?
— Non, pas précisément, répliqua Fleur-de-Rogue, mais à côté. Mais si nous étions transportés à Beylonque, le trajet qui nous resterait à faire à pied ne serait plus rien.
— Attendez une minute, fit le chef de gare.
Il revint au bout d’un quart d’heure, l’air triomphant :
— Votre affaire est arrangée, dit-il, il y a le fils Marius, le garçon du forgeron qui, pour une pièce de cinq francs cinquante veut bien vous conduire avec sa carriole.
— Affaire entendue, dit Hélène, toute heureuse.
Quelques instants plus tard, le trio s’installait dans la petite charrette du nommé Marius qui, faisant claquer son fouet, lança son cheval au petit trot.
Le crépuscule tombait lorsqu’on arriva au village de Beylonque dont les toits rouges jetaient une note gaie dans l’uniformité vert sombre des pins touffus.
Le jeune homme une fois payé, fit faire volte-face à son véhicule. Il toucha sa casquette et dit :
— Maintenant, mesdames, je vous souhaite bon voyage. D’après ce que j’ai compris, vous êtes rendues ou tout comme. Moi, j’ai encore près de trois bonnes lieues à faire, avant de rentrer chez moi.
— Quel dommage, murmura Hélène, qu’il n’ai pas pu nous conduire jusqu’au bout.
Elle emboîta le pas à Fleur-de-Rogue qui, délibérément, s’engageait dans la forêt. Les deux femmes marchèrent longtemps, beaucoup plus longtemps qu’elles ne le pensaient, et cette marche forcée était d’autant plus pénible qu’il leur fallait à tour de rôle, porter dans leurs bras le petit Jacques, profondément endormi. Hélène, au fur et à mesure que tombait la nuit, devenait de plus en plus inquiète :
— C’est très long, murmura-t-elle, si nous avions su, nous serions restées coucher au village.
Fleur-de-Rogue, en s’excusant, n’était guère plus rassurante.
— J’ai dû me tromper de chemin, avouait-elle, je ne me reconnais pas bien.
Fleur-de-Rogue fit faire à sa compagne quelques contremarches, la faisant rebrousser chemin à plusieurs reprises.
Que signifiaient donc ces hésitations ? Enfin, tout d’un coup, comme l’on apercevait, par une clairière, la masse sombre que faisait une petite maison à la lisière des bois, Fleur-de-Rogue poussa un cri de satisfaction :
— Ah, cette fois, déclara-t-elle, je m’y reconnais, nous y sommes.
Hélène était toute surprise, elle ne put s’empêcher de déclarer :
— Eh bien, franchement, Fleur-de-Rogue, tu aurais pu t’en apercevoir plus tôt. Voilà près d’une heure que nous errons aux alentours de cette maison sans que tu aies eu l’air de la remarquer, et c’est maintenant seulement que tu te reconnais.
Hélène, à ce moment, était fort occupée à arranger le manteau du petit Jacques qui s’était défait, c’est pourquoi elle ne vit point le coup d’œil narquois et farouche que lui lança sa compagne. Lorsque Hélène la regarda, le visage de la pierreuse avait repris une physionomie calme et souriante. Les deux femmes s’approchèrent de la maison.
— Tante Gertrude, cria à deux ou trois reprises la pierreuse qui, se penchant à l’oreille d’Hélène, lui recommanda avec précipitation :
— Ne fais pas de blague, dit-elle, la vieille ne me connaît pas sous le nom de Fleur-de-Rogue, et c’est Catherine qu’on m’appelle dans la famille.
— C’est entendu, fit Hélène, je ne gafferai pas.
Fleur-de-Rogue cependant, s’époumonait en vain à crier. Nul ne répondait à ses appels, aucun bruit ne se percevait à l’extérieur comme à l’intérieur de la maison, une masure sinistre, délabrée, qui paraissait inhabitée.
— Faut croire, grommela Fleur-de-Rogue, qu’il y aura eu un malentendu, la vieille est peut-être absente.
Très délibérément et comme quelqu’un qui en a l’habitude, Fleur-de-Rogue fouilla dans son corsage et en retira un long trousseau de rossignols et des passe-partout.
— Que comptes-tu faire ? demanda Hélène.
— Parbleu, grommela la maîtresse du Bedeau, je m’en vais ouvrir la lourde, pour que nous puissions entrer dans la tôle. Penses-tu pas que nous allons plumer dehors, par le temps qu’il fait ? C’est qu’on gèle dans ce patelin-là.
Et, de fait, la nuit menaçait d’être froide, une sorte de brume épaisse s’abattait lentement sur la forêt environnante. Avec une remarquable dextérité, Fleur-de-Rogue fit tourner le pêne dans la serrure, poussa la porte, entra dans la maison. Une bouffée d’air tiède, une odeur de moisi saisirent à la gorge les deux voyageuses.
— Nous avons l’air de cambrioleuses, dit Hélène.
Mais Fleur-de-Rogue haussa les épaules :
— Et puis, après, qu’est-ce que cela peut fiche ? répliqua la maîtresse du Bedeau.
La fille de Fantômas réprima un sourire et n’insista plus. En effet, son objection était déplacée, sa compagne en avait vu et fait bien d’autres. Fleur-de-Rogue, après avoir rapidement inventorié du regard la pièce dans laquelle elles se trouvaient fit craquer une allumette, donna de la lumière. C’était une salle basse, pauvrement meublée, d’un vrai mobilier de chaumière, comportant : table en bois massif, quelques chaises de paille, lit composé d’une paillasse et d’un édredon, en face de la grande cheminée, où après coup, on avait installé un fourneau de cuisine. À des ficelles tendues au mur pendaient des bottes d’oignons, des légumes secs, quelques tranches de lard.
En ouvrant un coffre placé non loin de l’âtre, Fleur-de-Rogue y découvrit un morceau de pain bis et quelques bouteilles de vin :