— Bonne affaire, s’écria-t-elle, on ne se couchera pas le ventre vide. Mets le couvert, Hélène, pendant que je m’en vais préparer le rata avec ce qui se trouve ici. Dame. Bien sûr, cela ne vaudra pas les gueuletons que l’on fait à Pantruche lorsqu’on a du foin plein ses bottes.

Hélène ne se fit pas prier. Elle mit un couvert de fortune, récoltant à droite, à gauche, des assiettes ébréchées, des couverts disparates. Les deux jeunes femmes, d’un commun accord, avaient fait dîner d’abord le petit Jacques, puis, l’enfant, qui tombait de sommeil, avait été couché dans le lit au fond de la pièce, où il s’endormit aussitôt.

Hélène et Fleur-de-Rogue, dînèrent ensuite, silencieuses, fatiguées, se renfermant chacune en elle-même et pensant à leurs affaires. Hélène n’était pas autrement ravie de la tournure que prenait ce voyage. Elle se demandait s’il serait raisonnable de laisser le petit Jacques aux mains de cette tante rustaude et campagnarde que lui avait décrite Fleur-de-Rogue comme étant une excellente femme sans doute, mais il était très délicat de se fier aux déclarations de Fleur-de-Rogue. En tout cas, la vieille tante ne semblait pas habiter souvent son domicile, et il apparaissait que, lorsqu’elle le quittait, elle le laissait, sinon dans le plus absolu dénuement, du moins dans le plus parfait désordre. La réalité, en somme, était loin du tableau bucolique et enchanteur qu’en avait fait Fleur-de-Rogue à Hélène.

Hélène était à demi étendue dans un vieux fauteuil presque confortable et y somnolait doucement, lorsqu’elle fut arrachée en sursaut à ses rêveries. Fleur-de-Rogue venait de l’interpeller d’une voix vibrante et toute changée. Elle se tenait au-dessus d’Hélène, le bras levé, un couteau à la main.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria la fille de Fantômas, qui se mit hors de portée de l’arme qui la menaçait.

— Tu m’échappes, mais ça n’est pas pour longtemps, dit Fleur-de-Rogue.

— Ah, çà, qu’est-ce qui te prend ? Es-tu folle ? Que veux-tu me faire ?

— Je veux te crever. Entends-tu bien ? Te crever, car tu n’as jamais mérité autre chose.

Hélène demeurait interdite. Fleur-de-Rogue poursuivait :

— Imbécile, fit-elle, crois-tu donc que je suis venue jusqu’ici, que je t’ai amenée dans ce patelin perdu pour le seul plaisir de t’aider à te débarrasser d’un môme dont je me fiche ? Crois-tu donc que, depuis quarante-huit heures, je te fais bonne figure et je te passe de la pommade pour le simple plaisir de te voir me dire des gentillesses ? Non, non, La Guêpe, tout cela n’existe pas. Voilà plus de deux ans que j’ai mis dans ma tête que j’aurai ta peau et l’heure a sonné. Il y a une justice, sacré bon Dieu, et les vermines de ton espèce, c’est fait pour engraisser les cimetières, pas pour embêter les vivants.

— Mais que me reproches-tu donc ? Que t’ai-je fait, Fleur-de-Rogue ?

— Ce que tu m’as fait ? Tu as besoin de le savoir. Souviens-toi simplement, la Guêpe, que tu as bien mauvaise mémoire, que tu as fait exprès d’oublier.

— D’oublier ? répéta Hélène, de plus en plus interdite, je ne comprends pas.

— Oui, d’oublier que c’est toi qui as détourné de moi mon premier homme, Jean-Marie, et qui l’a fait tomber dans les pattes de ta canaille de père, dont il n’est sorti qu’avec la tête séparée du corps. Tu oublies que c’est grâce à toi et par ta faute que la Bande des Ténébreux a été poissée par la police et que Ribonard, mon deuxième homme, a été assassiné par Fantômas. Tu oublies, la Guêpe, que le Bedeau, mon amant, malgré toi, malgré tout le monde, a failli claquer rapport à ton amant Fandor et que, hier encore, Fandor a voulu l’assassiner. Tu t’imaginais comme ça, grande niaise, que j’allais te laisser faire toutes tes combines sans faire de rouspétance et qu’à tous tes sales coups, j’allais répondre : amen, comme toutes les mignardes qui vont à l’église écouter les boniments du curé. Non, non, ça n’a rien à faire. La Guêpe, je t’ai attirée ici parce que je connaissais la tôle, parce que j’en ai causé depuis longtemps avec le Bedeau, qui ne te porte pas dans son cœur, lui non plus. Il voulait venir te faire ton affaire. J’ai refusé, je lui ai dit que ça me regardait, moi seule, et que moi seule je voulais avoir la joie de te détruire. Ah, malheureuse, tu as coupé dans le pont. Tu as marché dans l’histoire de la tante Gertrude et de sa nièce Catherine, j’en rigole maintenant. Penses-tu qu’elle existe la tante ? Non, la Guêpe, elle n’existe pas plus que la nièce. D’abord, moi, je n’ai pas de famille, on m’a trouvée dans le ruisseau où je barbote depuis ma naissance et j’y barboterai toujours, je m’en vante, seulement, le ruisseau, c’est ton sang maintenant qui va le remplir.

Comme une furie, Fleur-de-Rogue s’était précipitée sur Hélène, et c’était désormais, entre les deux femmes une lutte terrible et sauvage. Hélène avait ramassé près d’elle une bûche de bois et menaçait d’en frapper sa terrible adversaire. Mais celle-ci avait une arme plus redoutable, un énorme couteau, dont la lame miroitait, dont la pointe acérée menaçait à chaque instant le visage, la poitrine de l’infortunée fille de Fantômas. À deux ou trois reprises, Hélène avait réussi à parer le coup fatal, à éviter la blessure meurtrière, mais cette lutte était inégale et la jeune fille sentait que, peu a peu, ses forces allaient l’abandonner.

Fleur-de-Rogue était plus forte qu’elle et la colère qui l’animait décuplait sa vigueur. Une petite fenêtre donnant sur la forêt était ouverte et Hélène avait appelé au secours. Plainte inutile. Comme l’avait dit Fleur-de-Rogue, la sinistre masure était bien isolée au milieu de cette forêt déserte. Dans un angle de la pièce, Hélène avait dû reculer et, désormais, Fleur-de-Rogue la serrait de près. Elle avait comprimé un des bras de la jeune fille sous l’étreinte puissante de sa main nerveuse et elle le tordait ce bras à le faire craquer, arrachant à Hélène un affreux cri de douleur. De sa main restée libre, Fleur-de-Rogue brandissait le couteau. Elle allait le plonger dans le sein de celle qu’elle considérait déjà comme sa victime et, pour appuyer son geste d’un blasphème, Fleur-de-Rogue hurla :

— Crève donc, crève !

Mais son cri s’arrêta dans sa gorge et s’acheva par une plainte, une plainte qui n’était autre qu’un râle. Une détonation venait de retentir, Fleur-de-Rogue tombait en arrière, en gémissant, un flot de sang s’échappait de sa mâchoire fracassée, de sa gorge ouverte. Que s’était-il passé ? Hélène se relevait d’un bond, se penchait sur la pierreuse et, avec les yeux agrandis par l’épouvante, elle assistait, crispée par l’émotion, aux derniers spasmes de la maîtresse du Bedeau qui agonisait en se tordant.

À deux ou trois reprises, Fleur-de-Rogue essaya de se soulever, malgré la douleur effroyable qu’elle éprouvait, une de ses mains cherchait le couteau qu’elle avait dû lâcher, l’autre se portait à son visage, à sa mâchoire fracassée, puis la pierreuse tomba lourdement sur le sol. Elle était morte.

Cependant, Hélène était demeurée quelques secondes paralysée de surprise et d’effroi, unique témoin de cet horrible spectacle. Mais une pensée, soudain, lui venait à l’esprit :

Elle cria :

— Mais qui donc ?

D’un bond, la jeune fille couru à la fenêtre ouverte sur la forêt. Elle se pencha dans l’embrasure étroite, regarda aux abords de la maison, il faisait tout noir, elle ne voyait rien. Mais, cependant, au bout de quelques instants, ses yeux, qui s’étaient habitués à l’obscurité, devinaient plutôt qu’ils ne voyaient nettement une ombre qui se profilait à la lisière des arbres. Hélène tressaillit d’émotion, c’était une ombre humaine, une ombre aux formes gracieuses, élégantes, il n’y avait pas à en douter : c’était une femme qui s’enfuyait, qui disparaissait au loin, s’enfonçait dans la nuit, mais quelle était cette femme ?

25 – LE MAÎTRE CHANTEUR

Fantômas, qui, depuis quelque temps déjà, avait réussi à se faire passer, auprès de certaines personnes, pour le célèbre policier Juve, arrivait ce matin-là d’un pas précipité à Saint-Denis, s’engouffrait dans la rue de l’Estacade et carillonnait à la porte de la propriété occupée par la famille Granjeard.


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