— Au diable, Jean… au diable…
— C’est bien, monsieur, se contenta de répondre Jean, je m’en vais… Mais la lampe file…
Juve trouva inutile de protester contre cette dernière affirmation. La lampe ne filait nullement, mais Jean ne pouvait souffrir de voir l’extraordinaire façon dont Juve passait ses après-midi…
Allumer une lampe alors qu’il faisait grand jour semblait sacrilège au vieux serviteur, aussi s’autorisant de la tranquillité de Juve, Jean, le plus posément du monde, allait-il ouvrir les rideaux, entrebâiller les volets, puis il souffla la lampe et, de la sorte, ayant, à son idée rétabli la saine ordonnance des choses telles qu’elles devaient être, il s’apprêtait à abandonner Juve à ses réflexions.
Mais comme le vieux Jean, la main sur le bouton de la porte, sortait du cabinet de travail, le maître policier le rappelait :
— Jean, ne va pas au diable…
— Bien, monsieur !…
— Va faire ma valise !…
— Laquelle, monsieur ?…
Juve hésitait une seconde, puis, très net :
— Le numéro 6.
— Le numéro 6 ! Monsieur part pour longtemps ?…
— Je pars chercher du travail… dépêche-toi… Dans une heure il faut que ce soit prêt…
Préparer la valise N° 6, c’était clair, c’était net, cela signifiait que Juve avait l’intention d’entreprendre une de ces périlleuses expéditions dont il était coutumier.
Depuis longtemps, en effet, le policier avait réglé, pour la commodité des ordres, la série de ses bagages sous des numéros différents…
Lorsque Jean préparait la valise « N° 1 », il savait qu’il convenait tout bonnement de disposer les quelques affaires nécessaires à une courte absence. Plus compliquée déjà était la valise « N° 2 », mais si Juve demandait la valise « N° 6 », il convenait, dans les compartiments d’une mallette spéciale, d’enfourner toute la série des fards, des perruques, des fausses barbes, des costumes les plus invraisemblables, la gamme des déguisements complets, en un mot, dont Juve, en merveilleux artiste, usait souvent avec une habileté déconcertante.
Or, tandis que le vieux domestique s’empressait à sa besogne, Juve de son côté ne restait pas inactif.
C’était en souriant qu’il avait vu le manège de son serviteur, éteignant la lampe, ouvrant rideaux et volets : il s’en félicitait, maintenant…
— Cet animal me force à prendre une décision, songeait-il… Bah ! après tout, qu’est-ce que je risque ? Je ne peux pas rester plus longtemps dans l’incertitude ! Et puis le « petit » a peut être besoin de moi…
Le « petit » c’était Fandor…
Le matin même il avait encore envoyé un télégramme pressant à Fandor…
Le silence du journaliste devenait angoissant.
— Le « petit » a reconnu Fantômas, pensait-il, pourvu que Fantômas ne l’ait pas reconnu, lui… Il n’écrit pas, peut-être est-il en danger ? peut-être a-t-il besoin de moi ?… Pardieu, demain matin je serai à Londres…
Dans le cabinet de toilette, le vieux Jean accumulait dans la valise tout ce qui constituait l’équipement compliqué que Juve désignait sous l’étiquette « valise N° 6 ». Dans le bureau, Juve s’occupait, avec un zèle non moindre, à écrire toute une série de lettres sur du papier d’aspect administratif aux en-têtes rébarbatifs : « Préfecture de police », « Services de la Sûreté », « Brigades des Recherches », « Divisions des Anarchistes ».
***
Juve n’était pas marin. Il n’aimait pas exagérément même se trouver sur un bateau par une mer agitée. Bien qu’à l’abri des désagréables effets du tangage et du roulis, Juve avouait franchement préférer au sol mouvant que constitue le pont d’un navire, le sol ferme et sûr d’une route, voire même d’un champ…
Pourtant, comme le Dieppese trouvait au milieu du détroit, filant à pleine allure vers les côtes anglaises, Juve, la cigarette aux lèvres, allant de bord sur bord, d’avant à l’arrière, semblait d’humeur guillerette.
La traversée, il est vrai, était superbe. La mer, calme comme un lac, avait des reflets de moire, des phosphorescences subites. Au ciel pur, piqueté d’étoiles, la fumée du steamer déroulait un long panache noir que ne brisait aucun vent, qui s’inclinait seulement en raison de la marche rapide qui emportait le navire loin de France.
… Juve était d’excellente humeur, parce qu’il se sentait libre, pour une fois, d’agir exactement comme il lui conviendrait. Le chef de la Sûreté lui avait confirmé que sa présence à Paris n’était pas nécessaire, lui avait volontiers appris que les procès en cours, procès dont Juve, officiellement, devait s’occuper, ne réclamaient pas son activité, même il avait obtenu un congé régulier de plus d’un mois.
— Encore un petit bout de chemin, encore un petit peu de temps et je vais être à Londres, se disait Juve, ah ! si seulement j’étais certain d’y rencontrer Fandor… pauvre petit !… que diable a-t-il pu lui arriver ?… Fandor à Londres… oui, parbleu, mais Fantômas y est aussi… ah ! quelque jour pourtant il faudra bien que j’arrive à arracher le masque de cet épouvantable bandit.
L’âme de Juve était, en effet, à ce point bizarre, qu’au moment même où il venait d’apprendre que la silhouette lugubre de Fantômas se dressait encore à l’horizon, que la lutte allait reprendre avec ses risques possibles, il se félicitait, il s’applaudissait d’avoir encore à exposer sa vie pour une cause qui lui était chère, la cause du Devoir, la cause du Bien…
Et en cela, Juve pensait exactement de la même façon que Fandor…
***
— Vous avez tous remis vos papiers ? oui ? Vous avez rempli les circulaires ? Vos actes de naissance ? vos recommandations et apostilles ? eh bien, alors, au gymnase !… Il faudra vous raser, mon garçon, cette barbe vous fait une étrange figure !… Allons, venez, messieurs !…
L’homme qui tenait ce discours, d’une petite voix sèche et pointue, désagréable à la perfection, incarnait à merveille le type du fonctionnaire.
C’était, d’ailleurs, l’employé modèle, le bureaucrate parfait. Si son esprit d’initiative laissait à désirer, il avait un respect profond des traditions qui suffisait, à lui seul, à lui valoir l’estime de ses chefs, la confiance de ses pairs et le haut emploi qu’il occupait à Scotland Yard, en qualité de président du jury, à voix prépondérante, pour le recrutement et l’acceptation des policemen chargés d’assurer le maintien de l’ordre dans la Capitale anglaise.
On l’appelait mister Chatham ; on s’inclinait en grandes courbettes devant lui, et il en concevait, souvent, beaucoup d’arrogance…
Scotland Yard, d’ailleurs, ressemble peu à la Police française. Il ne s’agit plus là d’une administration telle qu’en conçoit et en complique l’esprit français, d’une administration subdivisée en quantité de bureaux comportant un chef, un sous-chef, un premier expéditionnaire, etc., mais au contraire un rouage administratif précis, net, simple, où tout homme a une fonction bien déterminée, suffisante à employer toute son activité et l’employant de son mieux.
C’est ainsi, par exemple, que les policemen – analogues à nos gardiens de la paix – sont minutieusement choisis, à Londres, à la suite d’épreuves rigoureuses qui permettent de s’assurer, avant leur nomination, de leur capacité.
Or, M. Chatham, ce matin-là, accompagné de deux autres de ses collègues, devait précisément procéder à l’examen de quatre candidats.
Il venait d’examiner soigneusement les titres invoqués par les candidats, il avait vérifié leur état civil, leurs preuves d’honnêteté, maintenant il les conduisait avec ses collègues vers un gymnase où devaient avoir lieu les épreuves pratiques.
M. Chatham, descendu dans les sous-sols de Scotland Yard fit entrer les quatre futurs policemen dans une grande cave aménagée de façon bizarre. Aux murs des agrès de gymnastique, au fond de la salle des barres parallèles, une échelle, une corde lisse, à droite, un tremplin, avec une fosse remplie de liège en copeaux, contre le mur, des cibles.