— Le gymnase, messieurs !…

Et, tout de suite, Chatham ajouta :

— Vous savez, n’est-ce pas, pourquoi tout à l’heure, dans mon cabinet, je vous ai fait distribuer des menottes ? vous êtes priés, au cours de ces exercices pratiques, et à l’improviste, de vous les passer les uns aux autres au commandement… Comme il n’y a que deux places à prendre et que vous êtes quatre… j’imagine que deux d’entre vous seulement arriveront à passer les menottes à leurs camarades… Ce sera une première élimination…

Les quatre candidats inclinaient la tête, souriant, trouvant l’épreuve originale…

— Voyons, poursuivit M. Chatham qui faisait tout par lui-même et paraissait, seulement pour la forme, consulter de temps à autre d’un coup d’œil rapide ses collègues, voyons, passons à l’épreuve des revolvers. Vous savez qu’il convient d’être tireur et bon tireur chez nous ?… Voici des armes, modèle d’ordonnance, prenez-les et, l’un après l’autre, passez devant la cible… Vous d’abord, vous êtes Belge ?

L’un des candidats s’avança, hochant la tête affirmativement…

— Oui, pour une fois, monsieur, tu sais…

L’homme se campa sur la planche et, bien d’aplomb, déchargea sur un carton les six balles de son arme. Deux mouches, trois noires, une balle hors cible…

— Pas trop mal ! fit M. Chatham, indulgent…

Et, prenant un autre revolver, il le tendit au second candidat :

— Vous êtes Français, mon ami ?

— Oui, monsieur…

— Bien. Allez…

Mais l’aspirant policeman, au lieu de tirer, traversait la salle, se dirigeant vers la cible :

— Eh bien ? demanda, surpris, le chef du jury, que faites-vous ?…

— Je cache la mouche…

Le candidat, en effet, retourna sur la plaque de tôle le carton cible. Il revint alors prendre position au fond du stand et là, tranquillement, presque sans prendre le temps de viser, haussant six fois de suite le bras d’un mouvement régulier, il tira…

Les six balles trouèrent le carton, exactement en son centre, se couvrant l’une l’autre, émiettant la mouche, écornant à peine le noir !…

Un tonnerre d’applaudissements saluait cette performance. Pour M. Chatham, bon tireur lui-même, il n’en croyait point ses yeux.

— Dieu gracieux ! murmurait-il, je comprends maintenant les éloges de vos anciens chefs, mon ami, je n’avais jamais vu tireur comme vous… vous recommenceriez ce tour d’adresse ?

— Je recommencerai, monsieur…

— Par curiosité, essayez-le donc…

Le candidat prit des mains même de M. Chatham un second revolver, tendait le bras, pressait la gâchette… Un claquement sec… la cartouche ne partait pas !…

— Tiens… qu’y a-t-il donc ?

Le candidat sourit :

— Excusez-moi, monsieur, fit-il tranquillement, en ouvrant sa main gauche où scintillaient six culots de cuivre, je me suis tout simplement amusé à décharger ce revolver pendant que vous me le passiez, afin de vous montrer mon adresse.

— Quoi ! murmura-t-il, vous avez eu le temps, sans que je m’en aperçoive, de décharger ?…

— Il paraît.

Peut-être le chef du jury aurait-il voulu recommencer l’épreuve, si à ce moment l’un de ses collègues, subitement inspiré, n’avait crié, suivant le signal convenu :

— Menottes !

M. Chatham n’avait pas le temps d’articuler le commandement que le candidat qui venait de l’émerveiller s’était rapproché de lui, lui avait saisi la main droite, l’avait emprisonnée dans une menotte, cependant qu’il emprisonnait dans deux autres poucettes les mains des deux autres membres du jury…

Les candidats n’avaient point encore achevé de ligoter, chacun, un de leurs camarades, qu’à lui seul, le Français avait à l’improviste enchaîné les trois membres du jury.

— Excusez-moi, messieurs, dit-il, d’en agir ainsi avec vous… Mais j’avais, précisément des menottes sur moi… et cela m’amusait de vous montrer que je sais me servir de ces instruments assez rapidement…

Aucun des membres du jury ne protesta…

M. Chatham, comme ses deux collègues, faisait d’ailleurs en ce moment piteuse figure, les mains prises, l’air attrapé…

— Vous êtes extraordinaire, commença M. Chatham…

— Merveilleux, poursuivit l’un de ses collègues.

— Stupéfiant, dit le troisième…

Le candidat, en un tour de main, libéra ses victimes improvisées…

Avec un petit haussement d’épaules modeste, il se contentait d’affirmer :

— Il est parfois utile de savoir agir vite.

Puis, le ton encore plus soumis, il concluait :

— En revanche, messieurs, si, comme policier, je puis prétendre connaître mon métier, et même me targuer d’une certaine habileté, je reconnais qu’en ce qui concerne les exercices de gymnastique, les exercices de pompiers, il me faudra solliciter toute votre indulgence car je n’ai jamais eu l’occasion de m’entraîner…

— Il suffit, déclara M. Chatham, ne vous tourmentez pas de cela, mon ami. Dès maintenant le jury vous accorde l’admission… D’ailleurs nous ne vous soumettrons pas aux exercices qui vous inquiètent, et je vais vous délivrer tout de suite votre brevet…

M. Chatham fouilla dans la serviette remplie de dossiers qu’il portait sous le bras, et tandis que ses deux collègues continuaient à examiner les autres candidats policemen, il se retourna vers l’inconnu qui venait de si brillante façon de lui prouver ses talents :

— Vos certificats, disait-il, vous donnent le nom français de Durand… nous ne pouvons pas admettre, vous le savez, que vous preniez votre service sous un nom véritable, vous ferez donc en sorte de choisir un pseudonyme… Autre chose : dans votre demande d’examen je vois que vous sollicitez d’être exclusivement affecté à Londres… vous êtes sans doute marié ?…

— Non, monsieur…

— Enfin, vous avez des raisons pour désirer rester dans la capitale ?…

— Oui, monsieur…

— Bien. Comme je n’ai pas à vous refuser quoi que ce soit après la brillante façon dont vous venez de satisfaire aux exercices, voulez-vous me désigner vous-même le quartier où il vous plairait d’être affecté ?

Celui qui s’était donné le nom de Durand sembla hésiter quelques minutes.

— Puis-je être incorporé dans les brigades volantes, monsieur ?

— Certes… Mais vous n’ignorez pas que c’est surtout là que se reçoivent les mauvais coups ?

— Je ne les crains pas.

— Que le service y est pénible ?

— Peu m’importe…

— Que la solde n’est pas plus élevée ?…

— Cela me laisse indifférent…

— Vous m’intriguez, dit M. Chatham enfin, et je ne vous comprends pas. Vos certificats émanent des plus hautes autorités françaises, vous êtes à coup sûr très habile, et pourtant vous cherchez un poste peu envié… Quelle est donc votre ambition ?

L’extraordinaire Durand, le plus froidement du monde, répondit :

— Je désire, monsieur, être incorporé dans les brigades volantes parce que j’imagine là, plus qu’ailleurs, avoir occasion de me signaler… Si je pouvais attirer l’attention d’un des membres du Conseil des Cinq… de M. Tom Bob, par exemple…

M. Chatham coupa court :

— Tom Bob, disait-il, a autre chose à faire que de s’occuper des policemen, mon ami… Toutefois, c’est évident, vous pouvez vous signaler dans les brigades volantes, et avancer rapidement…

Suivant l’usage, vous prendrez votre service dans huit jours.

***

Sur le bateau le Sussex, quittant l’Angleterre pour la France, Juve, le jour même où Durand venait d’être engagé parmi les policemen de Londres, avait pris place.

Mais Juve n’était plus d’aussi bonne humeur que lors de sa première traversée.

Juve songeait :

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? j’ai bien retrouvé Nini Guinon, j’ai bien vu le mystérieux petit Jack son fils… Je me suis bien aperçu que lord Duncan était notre ami Ascott, toutes choses que Fandor avait probablement découvertes… même en ce moment, je file cet infecte crapule qui a nom Le Bedeau et qui rentre en France, je ne sais trop pourquoi ; mais, en somme, j’ai complètement échoué dans mes recherches… Tom Bob ? oui, c’est entendu, j’ai acquis la certitude qu’il y avait un Tom Bob, membre du Conseil des Cinq, mais je n’ai pas pu l’approcher, je n’ai même pas pu le voir. La consigne à Scotland Yard semble être de cacher Tom Bob… pourquoi ? que veut dire cette invisibilité d’un détective ? Tom Bob… m’a-t-il fui ? et puis Fandor ?… qu’est devenu Fandor ?…


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