Ah ! Juve, en d’autres temps, eût été fort joyeux d’avoir réussi en quelques heures à retrouver dans la pègre londonienne des individus aussi intéressants que ceux qu’il avait rencontrés, il se fût applaudi d’avoir rejoint Le Bedeau, de le tenir en filature… mais il avait en ce moment d’autres préoccupations, de graves inquiétudes.

— Fandor, songeait Juve… Fandor a disparu !… À son hôtel on m’a dit qu’il était parti sans même payer sa note. Ailleurs, je n’ai pas pu retrouver sa piste… Mon Dieu… qu’est-ce que tout cela signifie ?… où est le « petit ? », que lui est-il arrivé ?…

Et si le policier était à bord du Sussex, s’il filait Le Bedeau, l’ancien lieutenant de Fantômas, c’était moins à vrai dire pour continuer ses enquêtes relatives au bandit, que dans l’espoir d’apprendre, en pistant l’apache, quelque détail qui pût le renseigner sur la subite disparition de Jérôme Fandor…

12 – LE MYSTÉRIEUX BOUCHER DU « SUSSEX »

Si les voyageurs qui se rendaient ce jour-là d’Angleterre en France n’avaient pas été éprouvés, de façon presque générale, par les terribles affres du mal de mer, ils auraient peut-être remarqué qu’à Dieppe, descendait du Sussexun passager qui ne s’était point embarqué à Newhaven.

Phénomène étrange, en vérité, car il est assez inaccoutumé qu’entre son point de départ et son point d’arrivée, un steamer embarque des passagers !…

C’est qu’à tout dire, s’il débarquait à Dieppe un robuste gaillard, vêtu d’une blouse bleue lui tombant jusqu’aux pieds, le visage barré d’une forte moustache noire, – l’air d’un boucher en rupture d’abattoir – il ne débarquait plus un mince jeune homme d’une trentaine d’années, au visage rasé entièrement, et qui n’était autre que le détective French…

Habile aux déguisements, French s’était embarqué à bord du Sussexsous son apparence habituelle, mais une fois descendu dans la cale du steamer, il s’était empressé de dépouiller ses vêtements ordinaires et, bien que muni d’un billet de première classe, s’était rendu vers l’avant du bateau, vers les troisièmes où l’on avait vu ainsi tout le temps de la traversée l’inélégante silhouette qu’il s’était savamment composée dans son accoutrement.

…Et de la sorte, à Dieppe, il n’était pas, en vérité descendu du bateau un passager de plus, mais bien un autre passager…

Or, tandis que les voyageurs s’empressaient, qui vers le bureau de poste installé à la gare maritime de Dieppe, qui vers le buffet où des tasses de thé et de chocolat fumaient, toutes prêtes, à leur intention, le toucheur de bœufs, car c’était en vérité, l’apparence qu’il avait, évitant de se faire voir, se dirigeait vers le train de marée rangée le long du quai et où des hommes d’équipe s’empressaient d’entasser, avec une brutalité effrayante, les bagages les plus fragiles des voyageurs.

French avisait un compartiment de seconde classe – les trains de l’après-midi ne comportant pas de troisième – et y prenait place.

***

Le détective anglais qui, bien que jeune, était arrivé à la situation de membre du Conseil des Cinq, possédait avant tout un esprit réfléchi.

À peine parvenu dans son wagon, il se rencogna confortablement et se prit à songer.

Aussi bien, French était ému…

Pour la première fois de son existence de détective, il devait s’occuper d’une affaire de police qui le touchait en quelque sorte directement, à laquelle il portait un intérêt personnel…

Il s’agissait pour lui de sauver son collègue, son confrère Tom Bob, et même un peu son patron, car, jadis, Tom Bob l’avait protégé, avait voté pour lui au moment où il avait été élu membre du Conseil des Cinq.

Pour sauver Tom Bob, il fallait retrouver M meGarrick, prouver ainsi que Tom Bob-Garrick n’était pas un assassin… French se rendait compte que sa mission était simple dans son exposé, mais complexe dans ses détails.

Car enfin, où pouvait être M meGarrick ? dans quel coin perdu de la France – à supposer qu’elle fût vraiment en France – s’était-elle réfugiée ?…

French n’en avait et ne pouvait en avoir aucune idée.

Tom Bob, il est vrai lui avait affirmé qu’il y avait en France un homme qui, à coup sûr, arriverait à retrouver rapidement M meGarrick…

— Voyez Juve, avait conseillé le détective prisonnier, dites à ce policier qui me connaît un peu que vous êtes envoyé par Tom Bob, et que lady Garrick était en réalité la femme de Tom Bob… Je suis persuadé qu’après cela il se mettra tout à votre disposition et fera tout son possible pour vous aider à joindre ma femme…

Malheureusement, si Tom Bob avait ainsi tracé le plan de conduite utile pour arriver à retrouver son épouse en fuite, il n’avait pas indiqué à French où il lui serait possible de rencontrer Juve…

Juve, parbleu, French ne l’ignorait pas, n’était pas un policier ordinaire. On ne pouvait aller le demander à la Préfecture. Juve, c’était en quelque sorte un inspecteur hors cadre, qui depuis de longues années n’avait qu’une mission, qu’un but, qui avait consacré toute sa vie à la poursuite d’un criminel, et ce criminel c’était Fantômas. Fantômas, le génie du crime, Fantômas, l’insaisissable assassin, dont l’existence même était mise en doute par les sceptiques…

Où trouver le policier qui s’était fait un devoir de poursuivre un coupable si fantastique ?

French craignait que Juve, toujours à la poursuite du monstrueux bandit, ne fût très difficile à interviewer… À peine avait-il pour se guider une vague indication…

Il avait appris en effet à Scotland Yard qu’un apache français du nom du Bedeau était récemment passé à Londres, puis s’était décidé à regagner la France. De Scotland Yard, une note avait été envoyée à Paris, pour signaler le retour du Bedeau, que recherchait la police française. Juve était-il sur sa piste ?… étant donné que le Bedeau avait été jadis un des lieutenants de Fantômas, French pouvait l’espérer, mais c’était à vrai dire bien vague et bien problématique…

Et French raisonnant de la sorte, concluait :

— J’ai trois personnes à poursuivre : le Bedeau, qui m’amènera à rencontrer Juve, Juve qui me conduira à M meGarrick, M meGarrick enfin…

Le train filait au long de la voie, avait depuis longtemps dépassé Rouen, s’approchait à toute vapeur de Paris, prenant les aiguilles, en dépit des règlements, à pleine allure, passant en grand vacarme dans les petites stations de banlieue, franchissant avec un bruit de tonnerre les ponts métalliques jetés sur les boucles de Seine, que French réfléchissait toujours.

Il importait de plus en plus, d’ailleurs, de prendre un parti. Dans quelques minutes maintenant l’express allait stopper gare Saint-Lazare, il était huit heures du soir, il convenait de décider le plan de campagne à suivre.

— Bon ! songeait French, celui que j’ai le plus de chance d’atteindre, est évidemment le Bedeau. Donc, commençons par rechercher le Bedeau.

Le Bedeau, avait appris French, était un ancien ébouillanteur des abattoirs de Montrouge. À l’époque où il n’avait pas encore renoncé au travail, le Bedeau exerçait le sinistre métier qui consiste, aux abattoirs, à ébouillanter les porcs fraîchement abattus.

C’était donc l’un de ces grands gaillards qui vivent continuellement dans l’atmosphère sanglante des boucheries et qui, du matin au soir, en habit taché de rouge, demeurent au milieu des cris des bêtes que l’on égorge, que l’on torture un peu même, à l’occasion, pour rien… pour rire entre camarades.

Or, dans l’esprit de French, l’ancien métier du Bedeau avait une importance extrême.

Dès lors que le Bedeau avait quelque temps avant éprouvé le besoin de passer en Angleterre, c’était évidemment qu’en tant qu’apache, il devait être brûlé dans le quartier de la Chapelle, qui, les fiches de Scotland Yard le lui avaient appris, avait été son quartier général. Brûlé à la Chapelle, il y avait des chances pour que le Bedeau, revenu en France, n’osât aller s’y installer tout de suite. Où irait-il donc ?


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