French savait fort bien que les individus du genre du Bedeau passent la moitié de leur vie dans les cabarets borgnes des barrières.

Et French se demandait tout simplement en quel genre de cabaret louche il avait chance de rencontrer le Bedeau dont il possédait le signalement…

De la Chapelle aux Halles, les allées et venues sont fréquentes. C’est la même série d’apaches que l’on rencontre en ces deux quartiers… et même une brigade de policiers est chargée de la surveillance de ces deux centres de la pègre…

— Je vote donc pour Vaugirard, se dit French. Il y a gros à parier qu’il est là… ancien ouvrier des abattoirs de la rue des Morillons, il a des camarades de ce côté, c’est dans les bouges de Vaugirard qu’il doit, ce soir, boire alcool sur alcool…

French, ainsi que son surnom de détective l’indiquait, avait longtemps habité la France et parlait français avec un pur accent faubourien, que n’eût pas désavoué la plus franche gouape de la capitale.

Il lui était facile de se faire passer pour français, pour parisien. En sautant sur le quai, French était résolu à commencer cette nuit-là même à visiter les bouges où il pensait que devait se trouver le Bedeau…

Perdu dans la foule des voyageurs, French sortit de la gare Saint-Lazare par la rue d’Amsterdam et, ne s’occupant pas du bagage, d’ailleurs fort restreint, qui l’attendait à la consigne, s’en alla les mains dans les poches, l’air d’un badaud qui se promène, jusqu’à un petit mastroquet de modeste apparence où il fit un dîner rapide.

Puis il se mit en chasse.

— Les choses les plus bêtes, pensait French, sont parfois celles qui réussissent. Il est à l’heure actuelle neuf heures et demie, les bouges ne sont intéressants à visiter qu’à partir de onze heures, moment où la clientèle arrive. Donc, j’ai le temps. Commençons par nous rendre rue Bonaparte, domicile légal de Juve, quand ce ne serait que pour n’avoir pas le remords de n’y être pas allé.

French raisonnait juste en accordant peu de valeur policière à la visite qu’il tentait ainsi. Rue Bonaparte, la concierge, à laquelle il demandait : « M. Juve ! », lui rit au nez :

M. Juve était en voyage depuis près de six mois, on n’en avait aucune nouvelle et nul ne savait quand il reviendrait. Les termes de son loyer étaient payés d’avance…

— Bon, se dit French, aucune importance. Maintenant, à Vaugirard !

***

Quiconque n’aurait pas été du quartier, quiconque n’aurait pas connu la maison, aurait certainement pu passer devant l’étroite entrée sans se douter qu’elle menait à un bar.

C’était une porte basse, à demi dissimulée par un avancement de la maison voisine que ne surmontait aucune enseigne. Elle était faite d’un lourd panneau de bois sculpté de haut en bas d’inscriptions faites au canif, et représentant dans un pittoresque désordre des devises, des noms, des dessins emblématiques, cœurs transpercés d’une flèche, oiseaux à formes d’hirondelles et puis encore couteaux, eustaches, surins…

Cette porte donnait sur un étroit couloir qui, au bout de deux mètres, se coupait d’une série de marches presque usées, gluantes, verdâtres de mousse. On avançait de quelques pas, puis on se heurtait à une nouvelle porte plus épaisse que la première dont il fallait, dans l’obscurité, découvrir le loquet. Cette deuxième porte c’était l’entrée du Cabaret des Égorgeurs.

Là, dès la nuit tombante, se réunissait pour des saouleries interminables qui ne s’achevaient qu’au petit matin le plus souvent par une rixe générale, la population flottante qui vit de commissions, de besogne de raccroc, autour des abattoirs de Vaugirard.

Le Cabaret des Égorgeurs– dont le titre eût pu donner à penser qu’il avait pour clientèle les robustes gars chargés de mettre à mal les bestiaux nécessaires à la nourriture de Paris – n’était, en réalité, pas du tout fréquenté par ceux qui avaient un emploi régulier aux abattoirs municipaux. Il servait de rendez-vous aux apaches du quartier qui, rassurés par la réputation de l’établissement où la police, d’ailleurs, osait rarement tenter des rafles, venaient en toute liberté régler leurs comptes et préparer leurs méfaits.

Dans la vaste salle, des tables, des tabourets, et au centre, sur une sorte de piédestal, le phonographe géant qui beuglait d’ineptes refrains populaires.

Du temps qu’il exerçait en France la surveillance délicate des anarchistes, French avait été l’un des plus fidèles habitués. Tout naturellement, dès lors qu’il s’agissait d’entreprendre la visite des établissements louches de Vaugirard, il s’y était rendu.

Et maintenant, toujours vêtu de sa longue blouse bleue mais le revolver tout armé dans la poche, il s’y trouvait, espionnant, regardant, enquêtant sans en avoir l’air…

French avait merveilleusement choisi son poste d’observation.

En ouvrant la porte basse qui donnait dans la salle, il avait, d’un ton fort naturel, lancé le bonsoir traditionnel en ce milieu de soi-disant bouchers :

— De la bonne vidure, m’sieurs dames…

Ce qui lui avait attiré la réponse traditionnelle aussi :

— Amen.

Et l’on ne s’était pas autrement occupé de lui, tandis qu’en toute tranquillité se dandinant sur ses hanches, tirant de courtes bouffées d’une pipe de terre qu’il tenait serrée entre les dents, il avait gagné l’un des coins du cabaret, le coin le plus éloigné de la porte d’où il était le plus facile de surveiller les allées et venues des consommateurs.

French, de son poing avait alors heurté la table :

— Garçon ! eh là ! tonnerre de nom d’un chien ! deux fines… un café et de la choucroute. Hop !

Et puis il avait bu, il avait mangé, il s’était fait apporter d’autres verres d’alcool… qu’il avait soigneusement vidés, sur le plancher d’ailleurs.

Et tout cela, French l’avait fait si naturellement que nul de ses voisins n’avait seulement prêté attention à ses gestes.

French maintenant, depuis un grand quart d’heure, affectait de dormir.

S’asseyant de côté sur sa chaise, une jambe étendue sur la table, l’autre sur un tabouret renversé, il s’était appuyé à la muraille crasseuse et, comme pour se garantir de la lumière fatigante des becs de gaz s’était posé sur la figure sa casquette de jockey.

Quiconque à ce moment aurait regardé French, aurait décidé, à coup sûr, que cet honnête marchand de bestiaux dormait à poings fermés.

Mais il n’en était rien.

French avait en effet mieux à faire qu’à dormir.

Les yeux grands ouverts sous sa casquette, il dévisageait à travers le fond de sa coiffure, où, avant d’entrer, il avait soigneusement préparé une savante déchirure, les consommateurs assis dans la salle.

Il les regardait avec d’autant plus d’attention que, dès l’entrée, mais sans qu’un tressaillement ait agité son visage, il avait aperçu le Bedeau…

French dans la poche droite de son veston sentait les trois petits cartons qu’il avait, depuis son départ d’Angleterre, maintes fois examinés et sur lesquels étaient collées les trois photographies que la police anglaise possédait du Bedeau…

Mêmes yeux, même nez, même bouche, si l’individu portait maintenant la barbe alors que jadis il n’avait que les favoris… La conversation du Bedeau, d’ailleurs – French en entendait des bribes lorsque le tumulte s’assourdissait un peu –, était significative. Cela donnait :

— Ah, mince de refile, si jamais j’y retourne de mon plein gré là-bas dans l’pays des Albions, c’est que j’aurai salement des argousins sur la peau en France… cré bon Dieu, quel patelin de misère, pas même de pain dans les boîtes, du bread qu’ils appellent cela. Faut s’battre pour en avoir des morceaux… Et les gonzesses ! toutes des typesses à la r’luque… pas une d’un peu costaud, pas une de qui faire une marmite… Et puis des policemen, ah ! mon vieux, ils en boufferaient des agents de chez nous !… J’te jure qu’il ne faut pas rigoler avec… Non… non.. ! quand j’pense qu’il y a des types de la haute, des gens à braise, qui s’payent des voyages d’agrément dans ces colonies-là, vrai, ça me fait rigoler… gras de plaisir pour eux alors. Moi je préfère Pantruche…, cochon d’endroit, je m’y fais des cheveux… et c’est pour ça que je suis rappliqué… Dommage que je doive retourner…


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