Vingt minutes plus tard, Juve était dans la cour de cette caserne, où sont installés les locaux du Laboratoire municipal.

— Puis-je parler au médecin-chef ?

— Un instant, monsieur Juve.

Deux minutes plus tard, en effet, seul avec le savant, Juve lui indiquait les détails de la mort de lady Beltham.

— Docteur, conclut Juve, la police que je représente est sur le point de se déclarer impuissante à deviner comment cette femme a été tuée. C’est à la Science de parler. Il faut qu’il y ait un mystère, et ce mystère, c’est à vous de le deviner. Peut-on tuer à distance ?

— Tuer à distance ? Non, répondit le praticien, à moins que l’on ne se serve de poison.

— Lady Beltham n’a rien pris qui n’ait été examiné dans vos services.

— Alors elle n’a pas été tuée à distance.

— Comment donc a-t-elle pu être assassinée ?

— Mais je n’en sais rien, monsieur Juve. Il faudrait pour vous répondre, que je puisse examiner le cadavre.

— Venez, docteur !

Juve s’était levé, il pressa si bien le médecin du Laboratoire municipal, qu’il le décida à l’accompagner avenue Niel, et qui plus est, à emporter dans une valise préparée pour les enquêtes criminelles certains réactifs, certains appareils qui pouvaient être utiles.

Juve et le médecin retrouvèrent naturellement toutes choses en état, comme le policier les avait laissées.

Fidèles observateurs de la consigne, Léon et Michel n’avaient point bougé.

— Voici la morte, disait Juve, en faisant pénétrer le docteur qui se découvrait, dans la chambre de lady Beltham. Voici la morte, docteur, et c’est à vous de me dire comment elle est morte.

Mais le médecin, malgré tout son savoir, devait demeurer embarrassé.

— Je ne comprends rien de rien à la façon dont cette femme a pu être assassinée, déclara-t-il après plus de deux heures d’expériences. Il n’y a aucune blessure et les réactifs dont je viens de me servir…

En parlant, le docteur s’était retourné…

— Ah çà, fit le médecin à Léon et à Michel, qu’est-il donc devenu ?

Mais Léon et Michel répondirent :

— Docteur, Juve est parti il y a quelques minutes. Il nous a fait signe de ne pas le suivre, et de demeurer à votre disposition.

Et Michel interrogea :

— Vous disiez, docteur, que les réactifs ?

— Les réactifs prouvent, murmura le médecin, qu’il n’y a pas eu d’empoisonnement.

— Alors, cette mort est inexplicable ?

— Pour le moment, oui.

Or, à l’instant même où le directeur du Laboratoire municipal déclarait que la mort de lady Beltham lui apparaissait impossible à préciser, Juve revenait dans la pièce.

Le policier était dans un piteux état. Des toiles d’araignées s’accrochaient à sa chevelure, il avait le veston plein de boue, le pantalon souillé de sable, les mains noires, les bottines boueuses.

— Eh bien ? interrogeait Juve.

Il semblait triomphant.

D’une même voix, Léon, Michel et le docteur questionnaient le policier :

— D’où venez vous ? Que vous est-il arrivé ?

Juve se laissait tomber sur un fauteuil, avec un soupir de satisfaction.

— Docteur, disait-il, savez-vous comment est morte lady Beltham ?

— Non, fichtre non !

— Avez-vous pensé à un empoisonnement par le gaz ?

À ces mots, le praticien leva les bras au ciel.

— Évidemment non. S’il y avait eu empoisonnement par le gaz d’éclairage, vous auriez senti en entrant dans la pièce une odeur caractéristique.

Et il ajouta péremptoire :

— D’ailleurs, il n’y a pas de gaz dans la pièce, l’éclairage est électrique.

Mais Juve reprit :

— Cela ne fait rien, répondez-moi toujours, Docteur.

— Que voulez-vous savoir ?

— Peut-il rester des traces d’empoisonnement par le gaz d’éclairage ? Pouvez-vous me dire, en examinant la morte, si elle a pu être asphyxiée par ce gaz ?

— Oui, répondait le docteur, je n’ai qu’à faire l’examen spectroscopique de son sang. Mais je vous le répète, c’est bien inutile, car, d’ordinaire, l’odeur suffit à le révéler, même à une personne profondément endormie. Et puis enfin, il n’y a pas de gaz ici, et puis encore…

— Faites cet examen.

Le médecin s’emporta :

— Mais fichtre de nom d’un chien, puisque je vous dis que s’il y avait eu empoisonnement par le gaz vous auriez certainement senti l’odeur du gaz, vous Juve et vos deux agents ! Puisque je vous assure que cette odeur persiste de longues heures dans les pièces qui en ont été imprégnées, puisque, sapristi, il n’y a pas de gaz ici !

— Faites donc cet examen.

L’attitude du policier était si énigmatique que le médecin, quoique ne comprenant pas où Juve voulait en venir, décida de lui donner satisfaction.

Cela prit bien une heure. Il préleva par une saignée à la veine du bras une légère quantité de sang, il l’examina minutieusement, se livrant à toutes sortes de recherches compliquées.

Et soudain le directeur du Laboratoire municipal déclara, réellement abasourdi :

— C’est indiscutable, Juve vous avez raison. Je trouve des traces nettes d’oxyde de carbone dans le sang de la morte.

— Vous voyez bien !

— Oui, je vois, répondit le docteur, je vois que c’est de la sorcellerie, car, enfin, s’il apparaît indiscutable, désormais, que lady Beltham a été asphyxiée par de l’oxyde de carbone, rien n’indique la façon dont le crime a pu être commis. Absence d’odeur d’une part, absence de gaz d’autre part, tout cela fait que…

— Cela m’a bien fait chercher, murmura le policier, mais tout de même nous tenons l’explication de l’assassinat.

— Quelle est-elle donc ? Parlez.

Léon, Michel et le docteur se groupaient autour de Juve.

Et Juve, de son petit ton tranquille, commençait d’expliquer :

— Oh ma foi, c’est bien simple. Figurez-vous que je me suis rappelé avoir lu un jour, dans un traité de médecine légale, le traité de toxicologie du Dr Ch. Vibert [31], une remarque intéressante : « Il arrive, disait ce livre, que l’on peut être asphyxié par le gaz d’éclairage dans de telles conditions qu’aucune odeur ne puisse laisser deviner la cause de la mort. Il suffit que le gaz d’éclairage ait pénétré dans une pièce filtrant à travers une couche de terrain assez épaisse, à travers des matériaux tels que des graviers, de la terre, pour qu’il perde toute odeur. Il n’entre alors, à vrai dire, dans les locaux que de l’oxyde de carbone. Ce gaz étant inodore, les personnes qui se trouvent dans ces locaux peuvent parfaitement passer de vie à trépas sans être averties par l’odeur caractéristique du gaz d’éclairage du danger qu’elles courent. »

— C’est juste, interrompit le praticien.

— Très juste, reprit ironiquement Juve, et la preuve est que lady Beltham en est morte. J’ai pensé à cela tout à l’heure, docteur, et c’est pourquoi je suis descendu dans la cave. D’abord je n’ai rien trouvé, mais j’ai eu l’idée de creuser le sol de cette cave. Il y a là, à un mètre de profondeur, une conduite de gaz qui a été crevée récemment, car les brèches sont encore toutes fraîches. Le gaz a filtré à travers le sol, filtré à travers les murs de la cave. Il était inodore quand il a pénétré dans la chambre où dormait lady Beltham. Nous n’avons rien entendu, nous autres, Léon, Michel et moi, car il n’y avait rien à entendre. Nous n’avons rien senti, et lady Beltham n’a rien senti parce qu’il n’y avait rien à sentir. La mort est venue, furtive, mystérieuse, tout doucement, et cette pauvre femme n’a pas souffert. Hélas, ce qui me fait peur, c’est que si je comprends à peu près comment Fantômas, après avoir évidemment d’avance perforé la conduite de gaz, a pu provoquer ce drame, je ne comprends pas comment il se fait que Fantômas ait tué lady Beltham. J’étais sûr qu’un tel crime lui aurait fait horreur. Mais cela, docteur, ce n’est plus de votre compétence.

Juve, quelques instants avant, en remontant dans la chambre de lady Beltham, après avoir découvert la si extraordinaire façon dont le crime avait été commis, avait paru presque triomphant.


Перейти на страницу:
Изменить размер шрифта: