– Du moment que c’est votre avis, je suis heureux que Virginie se soit rencontrée avec vous sur ce point, soupira M. Hilaire, en essuyant quelques gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes.
– Alors ta femme a voulu que tu fasses de la politique? Sans doute a-t-elle de l’ambition pour toi, ta femme?
– Oui, monsieur le marquis, répondit M. Hilaire de plus en plus embarrassé. Elle désire que je sois conseiller municipal.
– Bravo! Bravo! Nous t’y aiderons, ma parole! Cela vaut mieux que de perdre son temps au club!
«Mon Dieu! gémit en lui-même M. Hilaire, pourvu qu’il ne sache jamais que je suis secrétaire de l’Arsenal!» et comme il se rappela soudain la lecture du journal du soir faite au dancing du Grand Parc, lecture qui lui avait appris, à lui, secrétaire du club de l’Arsenal, les derniers travaux de la nuit et l’adoption de la motion Tholosée réclamant la peine de mort contre le commandant Jacques, il eut comme une sorte de défaillance.
– Eh là! La Ficelle, tu n’es pas malade?
– Non! Non! J’ai eu comme un éblouissement… Ça m’arrive quelquefois…
– C’est la trop bonne nourriture, fit Chéri-Bibi. Il faut soigner ça la Ficelle… Tu habites loin, mon garçon?
– Non, pas très loin! Comme qui dirait à côté.
– Attends donc! Ah! ah! c’est donc cela? La Grande Épicerie moderne? C’est toi, Hilaire, qui est propriétaire de cette superbe épicerie? et de ces superbes produits alimentaires?
– C’est mon magasin!
– Tous mes compliments! Tu en as fait du chemin depuis la rue Saint-Roch!
«Maintenant, mon petit la Ficelle, parlons sérieusement…, mais aide-moi d’abord à vider ces deux sacs de cacahuètes!
D’un geste, le Vieillard avait tiré à lui le grabat, découvrant ainsi une trappe dans l’antique maçonnerie de cette bâtisse plusieurs fois centenaire. Il rabattit la trappe… Une fraîcheur humide et froide envahit le misérable sous-sol; en même temps, on entendit comme une espèce de glou-glou de source souterraine…
– Surtout, n’approche pas trop près! Cela coule dans les profondeurs et cela se perd on ne sait où, dans les catacombes… une source qui apparaît et disparaît, replonge sous la terre, emportant tout ce qu’on lui confie, ne le rendant jamais! Donne-lui quelques cacahuètes, la Ficelle!
Cet étrange langage n’était point pour rassurer M. Hilaire.
– Tiens! prends la pouche, par un coin, comme moi, soulève et secoue et tire en arrière! Là… Tu vois bien que ce n’est pas difficile!
Horreur! De la pouche, glissait, avec une grande quantité de cacahuètes, un cadavre! Et M. Hilaire reconnut l’orateur fougueux et si plein de vie et d’ardeur anarchiste qui tempêtait le matin même sur une table du club des Francs-Archers, M. Hilaire laissa tomber le sac vide!
Et Chéri-Bibi, du bout de son pied, fit rouler le corps jusqu’au bout de la trappe, le corps bascula, disparut… Quelques secondes plus tard, on entendit un sourd «floch»… et tout fut dit pour celui-là!
C’est en vain que Chéri-Bibi essaya d’emprunter le secours de son ami la Ficelle pour le second sac… la Ficelle n’était plus qu’une statue de l’épouvante… Chéri-Bibi vida donc le second sac tout seul et, encore, parmi les cacahuètes, apparut un second cadavre! Cette fois, M. Hilaire reconnut son ami Tholosée, du club de l’Arsenal! Il tomba à genoux en joignant les mains.
Mais Chéri-Bibi referma la trappe du pied.
Sans doute avait-il assez donné à la mort, ce jour-là!
Il considéra avec pitié la pauvre chose qui haletait dans un coin de son taudis.
– Pourquoi gémis-tu? exprima-t-il, d’une voix effroyablement calme, qu’importent quelques vagues humanités? Allons, debout, la Ficelle! Rappelle ton cœur et ton courage d’autrefois! Regarde-moi et ne te fie pas aux apparences! Vois… je suis aussi fort et plus terrible que jamais!
Ce disant le vieillard s’était redressé, ses jambes s’étaient détendues, sa taille avait grandi, sa poitrine, ses épaules, son torse magnifique se développaient dans toute leur ampleur… L’écharpe qui lui cachait le visage était tombée et, au-dessus de ce corps de Titan, apparut une tête démoniaque, illuminée par le flamboiement de forge du regard de Chéri-Bibi, du regard délivré un instant des lunettes noires…
– Pourquoi recules-tu épouvanté, demanda Chéri-Bibi, se croisant les bras sur son orgueilleuse poitrine? Autrefois, tu ne me craignais pas et ta parole amie était la seule qui me consolât aux heures de ma fatalité! Allons, debout, l’heure sonne encore! On a encore besoin de moi! Dieu, voyant un jour tout le mal qu’il fallait accomplir pour faire le bien, a reculé devant une pareille responsabilité et il a créé Chéri-Bibi!
Ce fut comme une apparition monstrueuse et magnifique du génie du mal… et soudain tout cela disparut comme par enchantement.
M. Hilaire ne vit plus devant lui que le chétif vieillard qui se tourna vers lui en disant:
– À propos, monsieur Hilaire, comment se fait-il que vous ne m’ayez pas encore parlé de vos fonctions à l’Arsenal?
M. Hilaire ne répondit pas. M. Hilaire, qui avait déjà éprouvé tant d’émotions au cours de cette nuit historique, était incapable d’articuler une syllabe. Il étouffait.
– L’Ar… l’Arsenal! moi, je ne suis pour rien là-dedans… c’est Virginie qui l’a voulu… on m’a nommé membre du club, membre du comité, on m’a nommé secrétaire, je n’y suis absolument pour rien!
– Et tes discours!
- Ah! ah! mes discours! Mon Dieu! mes discours! fit M. Hilaire qui pâlissait, pâlissait… Ils étaient bien anodins, mes discours… bien quelconques…
– Je te demande pardon!
– Comment, monsieur le marquis, on vous a parlé de mes discours?
– Eh! je les ai entendus!
– Vous les…
M. Hilaire s’affaissa sur la première marche de l’escalier.
– Voilà que tu manques d’air, maintenant! fit Chéri-Bibi… attends un peu! Je vais ouvrir la porte… et puis nous allons sortir… Ça te fera du bien et à moi aussi. Du reste, nous allons aller faire ensemble un petit tour à la campagne! Regarde, voici l’aurore! la belle aurore d’un beau jour! En route!
Et il l’entraîna, répétant les phrases de M. Hilaire qui lui étaient restées dans la mémoire. «Citoyens! assez de vaines paroles! des actes! Désignons à la vindicte publique tous ceux qui auront élevé la voix en faveur du rétablissement d’un odieux despotisme! et, s’il en est besoin que l’on nous rende la loi des suspects!»
– C’est Virginie! souffla M. Hilaire.
– Quoi! Virginie! C’est elle qui t’avait écrit ton discours! Et bien tu l’en féliciteras. Moi je trouve qu’elle a admirablement mené notre affaire!